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PHILOSOPHIE, SOCIOLOGIE, POLITIQUE, HISTOIRE, EDUCATION, ENVIRONNEMENT, RECHERCHES EN SCIENCES HUMAINES

04 Nov

Notes de lecture - Rodolphe Christin, L'usure du monde, critique de la déraison touristique, 2014

Publié par J. Correia  - Catégories :  #environnement, #anthropologie, #philosophie, #sociologie

Notes de lecture - Rodolphe Christin, L'usure du monde, critique de la déraison touristique,  2014

 

Cet ouvrage constitue un réquisitoire contre les pratiques touristiques actuelles. Petit ouvrage d'une centaine de page, mais qui n'a pas peur d'aller à l'essentiel tout en étant relativement exhaustif. Bien sûr le problème environnemental est largement abordé. Mais l'analyse du phénomène se fait également au niveau économique, sociologique, éthique, voire tout simplement humain.

Le tourisme est ici traité à travers les termes de mobilité ou d'hypermobilité, ce qui a l'avantage d'élargir le champ d'investigation. Si l'auteur semble adepte des mots en -isme (peu de phrases seront exonérées de mots savants...), cela reste accessible pour qui fait l'effort de s'en approprier la terminologie.

 

Les ravages du tourisme sont évidents. Pour autant, l'auteur met en garde: il y a bien une forme de mobilité qui serait « un renforcement appréciable de la liberté individuelle ». Le cantonnement dans l'espace est effectivement une technique de contrôle. On parle ici de mobilité géographique mais aussi sociale.

Bien évidemment, le tourisme fut d'abord réservé à une aristocratie. C'est la thèse très étoffée du livre de Marc Boyer Histoire de l'invention du tourisme, bien que Rodolphe Christin ne le cite pas.

La première forme de mobilité massive s'avère indiscutablement liée au développement de la société industrielle. Elle est une contrainte, non un choix volontaire.

« En effet la mobilité s'inscrit dans l'essence du salariat, historiquement marqué par un déracinement initial qui amorça l'urbanisation des populations : le paysan des campagnes devint ouvrier salarié en ville, au prix d'un exil que provoqua le mouvement des enclosures en Angleterre… ». Suite à l'Enclosure Act , « la subsistance autonome, possible sur des terres communes, s'avéra impossible une fois ces terres privatisées et clôturées ».

Au XXième siècle, avec la conquête des congés payés, se pose la question de ce qu'on va faire de ce temps libre. L'accès des masses ouvrières aux loisirs ne manqua pas d'inquiéter la bourgeoisie qui tenait l'oisiveté pour la mère de tous les vices.

« L'arrivée des congés payés a très vite appelé de nouvelles formes de contrôle social. Il s'agissait d'orienter les énergies livrées à la vacance. C'est ainsi que les organisations syndicales, politiques et/ou religieuses se sont rapidement souciées d'organiser des activités éducatives… Le temps libre devint donc très vite la proie de visées normatives ».

 

Comme dans les anciennes formes de tourisme (séjours en cure thermale - Marc Boyer évoque ce point également), la thématique de santé restait prégnante. « L'un des premiers motifs du tourisme fut le souci de soi, non pas celui de l'autre ». Très mauvaise base pour aller soit-disant « à la rencontre de l'autre »...

L'auteur estime donc que les congés payés sont paradoxalement et en même temps une émancipation autant qu'un contrôle de plus.

« Au plan législatif, si les congés payés furent bien une avancée sociale, ils se sont aussi avérés une adaptation du capitalisme ayant favorisé son acceptation par les classes laborieuses. En réalité, l'articulation du salariat et des congés propices aux loisirs planta progressivement les fondations d'un mode de vie consubstantiel à la société de consommation. Dans un premier temps, les idéologues, religieux ou socialistes, ont canalisé cette liberté nouvelle de peur qu'elle ne s'égare, puis les entreprises capitalistes ont pris le relais au nom du profit associé à la promotion du divertissement ».

 

Pour revenir à nos touristes aristocrates, on soulignera que dans ces temps-là le voyage était une réelle aventure.

Tandis que dans nos sociétés ultra-sécurisées, « l'ici représente le désabusement, l'insatisfaction, voir la dépression ; l’ailleurs signifie l'espérance, le mieux vivre et l'aboutissement », la mobilité est perçue comme rendant possible cette espérance (Encore une fois, mobilité géographique aussi bien que sociale). « La mobilité est devenue un facteur d'efficacité existentielle, une manière de remplir sa vie et de parvenir à ses fins ».

Pourtant le voyage moderne est ultra sécurisé. Il n'a plus qu'un lointain arrière-goût d'aventure. Mais, on s'y réfugie massivement bien que l'auteur rappelle que le tourisme ne concerne aujourd'hui encore que 5 % de la population mondiale.

 

L'industrie touristique telle que nous la connaissons aujourd'hui ne cesse de déclarer son amour de la nature, de mettre en avant des paysages préservés, mais il paraît évident que « le tourisme se révèle écologiquement dévastateur... Le tourisme détruit le monde qu'il déclare aimer ».

 

Le comportement du touriste n'est évidemment pas sans poser problème :

L'auteur se fend d'une belle pique contre l'individu consommateur que produit la société marchande : « un roi anonyme dont l'autorité se tient à la hauteur du pouvoir d'achat ». Combien de fois peut-on croiser ce genre de clients qui s'auto-érigent en clients-roi et qui se sentent d'autant plus habilités à le faire que leur compte en banque est garni ?

Le touriste est évidemment invité à ne circuler que dans les lieux de consommation prévus à son usage. (Le roman Topaz de Hakan Günday décrit implacablement le monde fermé d'un bazar à destination des touristes à Antalya. En échange d'un séjour tout compris bon marché dans cette ville de Turquie, les touristes sont fortement enjoints à faire le tour du Grand Bazar, où des vendeurs aguerris les attendent. LIEN EXTERNE : https://www.galaade.com/oeuvre/topaz). Ce sont à peine quelques paroles, quelques négociations commerciales que le touriste échangera avec la population locale.

 

La neutralité et l'anonymat dont se pare le touriste moderne rendent impossible toute forme de convivialité.

« Dans un monde ainsi touristifié, il n'y a plus guère d’hospitalité possible à l'égard du voyageur. Le tourisme organise la fin de la tradition d'accueil, ce don coutumier, parfois aléatoire, réservé à l'étranger. Il substitue à l'usage populaire une panoplie d'hébergements marchands plus adaptés aux besoins de consommation d'une clientèle régulière ».

On évoquera ces innombrables résidences et parcs entièrement sécurisés par des grilles. Très vite est apparue la nécessité d'« insulariser les pratiques touristiques » dans le but de séparer les flux des visiteurs des flux indigènes. Ici l'auteur fait clairement référence au concept de sociétés vernaculaires formulé par Ivan Illitch. Société où l'économie de subsistance s'oppose à l'économie de marché, où la solidarité du groupe domine face à l'individualisme exacerbé des sociétés occidentales, où les valeurs humaines sont préservées contre l'utilitarisme irraisonné.

Paradoxalement, alors que, bien souvent, ce sont ces valeurs que les touristes espèrent trouver (un monde plus sain, plus solidaire, plus fraternel, dans un environnement préservé des affres de la logique marchande...), les infrastructures touristiques spécialement aménagées les en détourne totalement. L'industrie touristique « réduit le monde vernaculaire au rang de simple décor ». La mobilité obéit dorénavant au conformisme de la consommation du monde.

 

Ce problème se pose également dans les pays européens. Pas besoin de voyager pour y être confronté : dans une société qui fait l'apologie de la mobilité en permanence, qui transpire l'individualisme de tous ses pores, qui incite à se débrouiller seul et contre tous, qui aspire à ruiner toute forme de solidarité, même la plus neutre (destruction de la sécurité sociale, des entreprises publiques, réductions des aides sociales, etc.), il n'est pas étonnant que l'accueil (de migrants notamment) pose problème.

Le culte de la mobilité individuelle, du mouvement incessant, n'a de cesse de ruiner la cohésion populaire des territoires. L'accueil devient impossible : « L'hyper-mobilité rend toute intégration culturelle difficile, pour l'accueillant comme pour l'accueilli. Dans un monde instable où disparaissent les ancrages, l'hospitalité, en tant qu’aptitude, ne peut qu'emprunter la voie de sa disparition. Les sociétés mobilistes sont les moins compétentes en matière d'intégration culturelle, et, contrairement aux a priori, elles ont peu d'aptitude au cosmopolitisme ».

 

L'urbanisation croissante, le développement des mégalopoles, instaure chez les populations occidentales un rapport externe avec la nature. L'homme moderne, à mesure qu'ils s'en éloigne et qu'il la considère à l'égal d'un objet, prend conscience de ce qu'il appelle la Nature. Celle-ci est devenue un monde à part, isolé, extérieur, exotique. Cela se reflète dans la dichotomie des concepts de nature/culture dans les sciences humaines, dichotomie qui n'existe pas dans d'autres cultures.

Si la nature devient un objet, elle devient exploitable. Avec l'essor de la société marchande, on convertit un monde commun et gratuit en un monde privatif et payant. « La nature est enrôlée comme un facteur de croissance économique »

 

L'auteur en profite pour critiquer ce que d'autres appellent le mythe du développement durable (LIEN EXTERNE : http://partage-le.com/2017/02/des-dangers-du-developpement-durable-ou-capitalisme-vert-par-derrick-jensen/) en matière d'écotourisme ; Afin de protéger un espace naturel d'une fréquentation touristique trop importante le moyen le plus courant, et le plus insensé, consiste à multiplier les réglementations après avoir multiplié les accès et aménagements pour attirer les foules. L'auteur évoque les combats menés contre tous ces grands projets inutiles, faisant notamment allusion explicite aux Zad (NDDL, Chambarans…).

 

Conclusion : faut-il rejeter le tourisme ?

Comme évoqué au début de l'ouvrage, le temps libre relève d'une forme de liberté. Il révèle en tout cas un désir de voir autre chose. Un désir non dénué de charges subversives.

Les évangélistes de la société de marché (titre d'une œuvre de Keith Dixon : LIEN EXTERNE http://www.raisonsdagir-editions.org/catalogue/les-evangelistes-du-marche/) travaillent à la rendre inoffensive et la transformer en une contribution économique. Il s'agit toujours de maintenir les personnes dans leur rôle de consommateurs. L'auteur remarque qu'il y a souvent un lien avec la tendance actuelle au développement personnel (multiplication des lieux de «ressourcement», recherche de l'harmonie, etc.). Au final, toujours ce nombrilisme borné.

Dans une envolée que l'on pourrait presque qualifier de mystique, l'auteur invite à retrouver le caractère sacré des espaces naturels préservés. Caractère sacré que le bulldozer de l'utilitarisme économique s'empresse d'aplanir.

Parce qu'elle évoque bien souvent des forces indomptables, la montagne représente une expérience intéressante, « d'une grande portée métaphysique » , en tout cas assez efficace pour qui veut renouer avec un tourisme sain, humain, non marchand, respectueux de l'environnement. L'auteur appelle, plutôt qu'à un pseudo développement durable, à un désengagement progressif des espaces naturels . Il faut cesser de toujours vouloir accéder rapidement aux sites. Il faut savoir prendre le temps. « le temps long est favorable à la découverte ».

Cela nous apprend à nous rendre disponible, décélérer est « propice à des contacts plus approfondis » aussi bien avec la nature qu'avec les habitants des lieux visités. De telle sorte que le voyage devienne une « remise en cause de la société du divertissement commercial et du formatage spatial à visée uniquement fonctionnelle ».

 

 

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