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PHILOSOPHIE, SOCIOLOGIE, POLITIQUE, HISTOIRE, EDUCATION, ENVIRONNEMENT, RECHERCHES EN SCIENCES HUMAINES

08 Aug

Notes de lecture - Paulo Freire, La Pédagogie des opprimés, 1970 (Partie 2)

Publié par Devrim Atakan  - Catégories :  #philosophie, #sociologie, #politique, #éducation, #anthropologie

Notes de lecture - Paulo Freire, La Pédagogie des opprimés, 1970 (Partie 2)

Education et Révolution

Malgré le succès de ses divers campagnes d'alphabétisation à travers le monde1, le philosophe brésilien refuse de laisser croire que sa pédagogie critique et subversive suffirait à transformer le monde sans avoir à en éliminer les structures sociales oppressives. Il reconnaitra dans les années 80 que, même acceptée par les plus hauts cadres de l'administration, sa méthodologie se heurte nécessairement au cadre institutionnel.

Aussi, en vient-il à penser qu'une véritable éducation émancipatrice ne pourra être généralisée que dans une situation révolutionnaire.

 

Conformément à ses principes, Freire ne se prononce pas sur le meilleur type de révolution (communiste2, libertaire3, nationaliste, etc.). Freire transpose sa conception de l'éducateur à celle du leader révolutionnaire. Le théoricien n'a pas à prescrire sa solution. Aux yeux du philosophe, la révolution est un moment de crise sociale profonde où une grande partie des gens font tomber les chaînes qui entravent leur esprit. Dès lors peut commencer un travail de réflexion/construction.

La révolution peut faire peur en ce qu'elle tend à mettre aux commandes des personnes qui n'ont jamais eu aucune expérience du pouvoir. C'est encore selon le philosophe une façon de nier leur humanité, leur capacité à réfléchir, à s'organiser4 :

« Le processus révolutionnaire est dynamique, et c’est dans cette continuité de la dynamique, dans la praxis des gens avec leurs leaders révolutionnaires, que ceux-ci vont apprendre à la fois le dialogue et l’utilisation du pouvoir. Ceci est aussi évident que de dire qu’on apprend à nager dans l’eau et pas dans une bibliothèque. »

 

Les militants révolutionnaires se doivent de rejeter la conception bancaire de l'éducation. Ce serait les traiter avec la même méthode que celle des oppresseurs. Ils doivent se débarasser de cette vision verticale pour laisser place à ce que Freire appelle une communion entre les leaders révolutionnaires et les insurgés.

Paulo Freire insiste sur le fait que l'urgence de la situation ne peut être prétexte à une méthode directiviste, même avec l’intention de remettre à “plus tard” une véritable éducation horizontale, pleinement dialogique.

Comme le dit Elsa Morante, l'adage la fin justifie les moyens est une enseigne de fausseté. Tout au contraire, les moyens dénoncent la fin. Autrement dit, si les leaders révolutionnaires n'appliquent pas eux-mêmes des méthodes qui désavouent l'oppression, la trahison est au bout du chemin.

« La tâche des leaders révolutionnaires est de poser en tant que problèmes [...] tous les mythes utilisés par les élites oppressives pour opprimer les gens. »

 

Puisque les oppresseurs ne peuvent réduire les opprimés au silence total, il leur a été nécessaire de construire ce qui s'apparente à une mythologie. Celle-ci les invite à être simples spectateurs dans la société, tout étant censé être déjà fermement établi.

 

Dans un chapitre annexe, le philosophe écrit longuement sur la nécessaire destruction de ces mythes qui nous tiennent :

« Comme les oppresseurs ne peuvent pas totalement parvenir à cette destruction, ils doivent mythifier le monde. Afin de présenter à la considération des opprimés et des subjugués un monde de mensonge et de tromperie afin d’augmenter leur aliénation et leur passivité, les oppresseurs développent toute une série de méthodes empêchant toute présentation du monde en tant que problème en le montrant plutôt en tant qu’entité fixe et établie, quelque chose de donné, quelque chose dont les gens ne sont en fait que de simple spectateurs devant s’adapter.

Il est nécessaire pour les oppresseurs de se rapprocher des gens pour les maintenir dans la passivité. Ce rapprochement néanmoins, n’implique pas le fait d’être avec les gens, ni ne demande de véritable communication. Ceci se fait par le dépôt par les oppresseurs dans l’esprit des opprimés, des mythes indispensables au maintien du statu quo. Par exemple : le mythe que l’ordre oppresseur est une “société libre”, le mythe que chaque personne est libre de travailler ou elle le désire, que si les gens n’aiment pas leur patron, ils peuvent partir et chercher un autre boulot, le mythe que cet ordre respecte les droits humains et est donc redevable de respect et d’estime, le mythe que quiconque est travailleur peut devenir un entrepreneur comme le propriétaire d’une grande usine, le mythe du droit universel à l’éducation, alors que de tous les enfants brésiliens qui entrent en école primaire, seule une infime portion ira à l’université, le mythe de l’égalité entre les personnes, alors même que la question “Savez-vous à qui vous parlez ?” est toujours bien vivace parmi nous, le mythe de l’héroïsme des classes oppressives comme “défenseur de la civilisation occidentale chrétienne” contre le “matérialisme barbare”, le mythe de la charité et de la générosité des élites, alors que tout ce qu’elles font en tant que classe est de favoriser les “bonnes actions” sélectives (subséquemment élaborées en mythe de “l’aide désintéressé”, qui fut sévèrement critiquée au niveau international par le pape Jean XXIII), le mythe que les élites dominantes “reconnaissent leurs devoirs”, promeuvent l’avancement des personnes, de façon à ce que ceux-ci, en un geste de gratitude, doivent accepter les paroles des élites et s’y conformer, le mythe que la rébellion est un pêché contre Dieu, le mythe de la propriété privée comme un fondamental dans le développement humain (aussi loin que les oppresseurs demeurent les seuls véritables êtres humains…), le mythe de l’éthique de travail des oppresseurs et de la fainéantise et la malhonnêteté des opprimés, aussi bien que le mythe de l’infériorité naturelle de ces derniers et la supériorité des premiers. »

 

Le philosophe souligne l'importance d'une éducation réellement dialogique, l'importance qu'il y a à ce qu'elle soit présente dès le début de la crise, jusqu'à son issue finale et même au-delà. Si l'on suit le raisonnement de Freire, c'est donc le type d'éducation, ou du moins le rapport entre le leadership révolutionnaire et les insurgés, qui peut déterminer l'avenir de la révolution. Et non pas seulement la prise du pouvoir comme la vulgate léniniste le prescrivait en son temps.

Freire assume ici une vision dialectique intégrale : « Dans une vue dynamique et non pas statique de la révolution, il n’y a pas d’ 'avant' et d’ 'après' absolus avec la prise de pouvoir comme ligne de démarcation ». La prise du pouvoir ne constitue pas l'essentiel de la révolution. L'éducation libératrice doit continuer après, comme elle a débuté avant...

 

 

 

L'avenir d'une pensée

 

Beaucoup pourraient être tentés de juger ce discours utopiste. On répondra selon l'adage de plus en plus connu : les utopistes, ce sont ceux qui veulent croire qu'on peut continuer ainsi sans rien changer. Il faut certes reconnaître que la pédagogie dialogique de Freire est difficilement applicable dans le cadre scolaire, institutionnel de nos jours. La pédagogie de Freire connaît pourtant de nos jours un véritable débat théorique sur cette autre planète qu'est le continent Sud-américain (où catholicisme peut résonner avec révolution. Cf. théologie de la libération). Elle a influencé le Parti des Travailleurs, le Mouvement des Sans Terre au Brésil, les écoles Bachilleratos Populares en Argentine, les écoles zapatistes du Mexique. Reprise notamment par la militante afro-féministe bell hooks, la pédagogie dialogique est également très discutée et mise en pratique aux États-Unis.

 

Comme pour La philosophie des professeurs de François Châtelet, il est sans doute difficile de changer radicalement une institution scolaire vieille de près d'un siècle et demi, mais leur critique radicale de celle-ci, en nous faisant prendre conscience de l'orientation mystificatrice pour Châtelet, déshumanisante pour Freire, peut nous permettre de prendre du recul et d'ajuster notre comportement (ne pas se limiter à des beaux discours pour Châtelet, ne pas réifier les élèves pour Freire), voire de se positionner justement à rebours de cette orientation, et le plus souvent possible pour en contrer les effets néfastes. Dans les deux cas, il s'agit de voir l'enseignement comme une pratique de la liberté. Cela vaut aussi bien pour les enseignants que dans notre vie quotidienne.

 

On prend par ailleurs conscience qu'en matière politique (et autre...) le fatalisme des citoyens auxquels se heurtent aujourd'hui les militants progressistes de tous bords n'est en rien une fatalité, mais résulte du modèle d'éducation promu par les élites dominantes.

Le texte de Freire paraît bien crucial pour le renouveau du militantisme politique qui se joue actuellement, et notamment avec la crise des Gilets jaunes. Le refus de la représentativité de la part des catégories sociales qui y sont en lutte est révélateur. L'échec des mouvements sociaux de 2016 (Loi Travail), comme de 2018 (réforme ferroviaire), sous la conduite des syndicats est sans doute en partie responsable de ce désaveu. Avec le mouvement des gilets jaunes, les militants sociaux, syndicaux et politiques auront donc dû prendre acte de ce refus désormais viral d'avoir une structure/orga/parti-tête pensante, et de ce désir profond de décider soi-même des actes politiques, stratégiques et tactiques qui les concerne. L'occasion peut-être de prendre conscience de la nécessité d'un dialogue horizontal entre les opprimés et les militants qui souhaitent les rejoindre ? L'occasion peut-être de poser comme problèmes les différents discours quasi-mythologiques sur la démocratie représentative, la liberté d'entreprendre, le ruissellement, la libre-concurrence, l'égalité des droits, cet. ?

 

 

1Lorsque Freire est en exil, de nombreux gouvernements de pays nouvellement indépendants lui demandent assistance. Au-delà du Brésil, il travaillera notamment en lien avec les gouvernements des Etats-Unis, de Guinée-Bissau, Mozambique, Angola, Nicaragua, Sao Tomé-et-Principe, etc.

2Freire cite par deux fois Lénine dans cet ouvrage. Ceci est assez paradoxal dans la mesure où la pensée de Freire pourrait s'interpréter comme une critique à peine voilée de ce qu'il s'est passé en Russie.

3Freire ne cite aucun grand nom anarchiste

4A une échelle moindre, c'est tout à fait ce que démontre le mouvement des gilets jaunes. Alors qu'on tenait ce mouvement pour une « jacquerie » de beaufs incapable de la moindre réflexion, juste bons à raler contre une taxe, en quelques semaines seulement leur critique en est arrivée à souligner les dysfonctionnements de la démocratie représentative, à proposer d'autres mécanismes de démocratie directe, et à dévoiler collectivement la nudité d'un pouvoir (et d'une caste médiatique) au service des plus riches, replié derrière la force armée légale.

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