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PHILOSOPHIE, SOCIOLOGIE, POLITIQUE, HISTOIRE, EDUCATION, ENVIRONNEMENT, RECHERCHES EN SCIENCES HUMAINES

15 Jun

Notes de lecture - Valérie Gérard, L'Expérience morale hors de soi, 2011

Publié par J. CORREIA  - Catégories :  #morale, #philosophie, #Politique

Notes de lecture - Valérie Gérard, L'Expérience morale hors de soi, 2011

En principe, la philosophie ne m'intéresse que dans la mesure où elle se pose la question de changer radicalement le monde. Aussi est-il rare que je lise des essais portant sur la morale. Même si j'ai un faible pour la philosophie morale antique, telle que peuvent nous la transmettent des auteurs comme Hadot par exemple, c'est bien le premier essai contemporain portant exclusivement sur la morale que je lis depuis des lustres.

Que faire de la question morale ? Que faire de la morale quand il nous semble que le monde ne peut changer par un simple changement de comportement personnel, tant que les élites dominantes, politiques, économiques et médiatiques, diffusent, par tous les moyens massifs disponibles, une idéologie certes conforme aux intérêts des plus riches, mais en tout point contraire aux intérêts de l'humanité.

Il faut dire que Valérie Gérard, enseignante en philosophie en classes préparatoires et directrice de programme au collège international de philosophie, a su éveiller ma curiosité par ses propos audacieux, renversant allégrement la table de la bien-pensance, lors de sa participation à un forum philosophique, conférence dont j'ai pu consulter la retranscription dans Tous Philosophes !

Il ne m'en fallut pas beaucoup plus pour désirer connaître de plus près la pensée de cette philosophe.

Et très opportunément, le propos de L'Expérience morale hors de soi ne pouvait que m'interpeller. Montrant que notre conscience morale passe par l'extérieur, le hors de soi, Valérie Gérard y avance la thèse de l'impossibilité d'une philosophie morale autarcique, et propose rien moins que de casser la frontière entre morale et politique. Un livre donc, qui n'hésitera pas à aller questionner nos choix moraux jusque dans les bas-fonds du régime nazi.

 

Bien que Valérie Gérard ne mentionne que rarement le nom du philosophe des Lumières, on peut ironiquement dire qu'elle retourne l'arme du criticisme contre son fondateur, Emmanuel Kant. Car si le projet kantien fut d'étudier les conditions de possibilités de la connaissance pour ne pas tomber dans la théorisation abstraite et dogmatique – et, dans ce cadre, Kant affirma la nécessité de limiter la connaissance à l'expérience possible (Critique de la Raison Pure, 1781) – il imagina toutefois une faculté pratique rationnelle indépendante de l'expérience, autonome (Critique de la Raison Pratique, 1788). Pour le dire autrement, Valérie Gérard poser la question des conditions de possibilité d'une expérience morale et tenter d'en saisir la signification.


 

Un texte ardu donc, à lire avec un crayon en main, tant les premières pages nous font l'impression d'aborder un essai aussi rigoureux que la Critique de la raison pure d'Emmanuel Kant himself.

 

 

 

De la morale comme expérience

 

Valérie Gérard met en lumière l’ambiguïté du concept d'expérience morale. A l'image de la critique kantienne d'une Raison qui tourne à vide quand elle s'appuie uniquement sur les catégories a priori, la morale ne saurait se satisfaire dans une recherche abstraite sur le sens moral ou la dignité de l'homme. Dès lors que l'on aligne les prescriptions morales a priori sans même avoir réfléchi aux conditions de possibilité d'un sujet moral, nous sommes légitimes à penser que nous avons à faire à un discours moralisateur.

 

Le problème est que nous avons la fâcheuse tendance à croire que tout se joue dans notre tête ; comme si l'expérience morale n'avait lieu que dans l'en soi, c'est-à-dire uniquement dans la conscience morale de l'individu. Pour qu'une expérience morale ait un sens, l'autarcie morale nous semble nécessaire. Comment en effet s'estimer comptable d'un comportement dont nous ne serions pas totalement maîtres ?

 

C'est pourtant une illusion propre à la réflexion morale que de vouloir préserver l'idéal d'une autarcie morale. L'auteure dénonce là une « croyance ontologique en l'indépendance et en la clôture possible de l'intériorité, qui serait à l'abri de l'extériorité ». Une position qui fait écho au remarquable travail d'analyse du concept d'Individu de Miguel Benasayag dans son livre Le Mythe de l'Individu (1998) où il fustige cette radicale et arbitraire séparation entre l'intérieur et l'extérieur.

 

A l'inverse des pensées de la maîtrise de soi (comme les philosophies stoïcienne, cartésienne, ou rawlsienne) la philosophe se propose de passer au crible de la critique ces dichotomies qui nous empêchent de penser la relation, et de problématiser à nouveau frais l'expérience morale.

 

Le choix de parler d'expérience morale n'est donc pas anodin. Il invite à saisir la morale comme une activité. L'existence humaine a incontestablement une dimension relationnelle, sociale et politique, et c'est ce que l'auteure appelle vivre ' hors de soi '.

 

 

Le rapport à soi hors de soi

 

Pourtant, comme l'auteure va le démontrer, cette vie hors de soi, loin d'être un état pathologique à éviter, constitue une condition d'existence d'un sujet capable de s'attribuer sa vie : « l'acceptation de la vie hors de soi est la condition pour qu'il existe un sujet capable de se rapporter à lui-même et de vivre sa vie ». Le rapport moral à soi passe par le rapport hors de soi.

 

La question morale fondamentale n'est par conséquent plus celle de la vie qu'il faudrait mener pour être intelligible, heureux ou moral, mais celle des conditions auxquelles peut exister un sujet qu’on qualifierait de moral : capable de se poser cette question.

Que reste-t-il du sujet moral dès lors qu'on prend en compte la dimension relationnelle de la vie humaine et son inscription sociopolitique ? Que reste-t-il du rapport à soi dès lors qu'on ne le considère plus comme autarcique ?

 

L'auteure acte donc l'impossibilité d'isoler une philosophie morale autonome et engage la thèse d'un sens moral conditionné, affranchi de l'illusion autarcique, non pour dire que la conscience est nécessairement aliénée et son contenu relatif à une époque, mais que la capacité à s’interroger sur soi, qui dépasse tout contenu particulier, est elle-même conditionnée.


 

 

Expériences de perte de soi

 

Le monde peut rendre intenable ou dérisoire l'existence d'un sens moral, vain tout accord du sujet avec lui-même sur les problèmes moraux, impossible la cohérence avec soi-même. Il y a tant de situations où la capacité de penser moralement peut être perdue, ce qui peut prendre la forme de l’incohérence de la pensée, de l’indifférence au bien et au mal, de la démoralisation, d’un sentiment d’impuissance, d’une perte sens…


 

On pourrait évoquer ces méthodes de domination extrêmes qui soumettent les sujets et atteignent leur puissance de vie à la racine, comme le fait Elsa Dorlin dans le premier chapitre de son essai Se Défendre, une philosophie de la violence (2017), ou Catherine Coquio dans son article A quoi bon encore le monde ? (2018).

 

 

Valérie Gérard, pour sa part, va évoquer les réflexions d' Hannah Arendt et Simone Weil.


 

Hannah Arendt


 

Dans Les origines du Totalitarisme (1951), Hannah Arendt montre les mécanismes de destruction de la personne morale à l’œuvre dans le système totalitaire. La société totalitaire procède souvent de façon à ce que l'individu soit privé de la possibilité de mourir en martyr, et contraint de faire un choix qui va le conduire à la défaite morale. Ainsi, une résistante ne sera pas exécutée sur le champ. Une alternative lui sera proposée : dénoncer ses camarades ou voir son mari et ses enfants immédiatement fusillés. En revêtant une apparence morale, cette manipulation psychique vise à convaincre une victime de sa déchéance morale.

 

Or, alors que l’alternative se joue entre le mal et le mal, et non entre le bien et le mal, tout est fait pour produire une lecture moralisante d’une telle situation où en réalité aucun choix moral n’est possible. Selon Valérie Gérard, cette lecture moralisante ne semble pouvoir être dépassée que par la prise de conscience de cette fausse alternative, et donc une lecture politique.

 

Sous régime nazi toujours, il pouvait être difficile de rester une personne normale, conservant des valeurs : « La terreur fait faire l'expérience de la difficulté de penser seul, contre tout le monde, et d'abord contre les autres : si la pensée n'est pas extériorisée par des actes et des paroles qui l'inscrivent dans un milieu humain, elle perd ses critères, sa capacité à l'objectivité, et par là les fondements d'une réflexion morale ». L'isolement peut donc briser le fondement du rapport au réel et à soi.

 

C'est aussi le cas dans l'exemple du bain bouillant, évoqué par Didier Anzieu :

Des parents forcent leur fille à prendre le bain trop chaud pour qu'il soit ensuite à bonne température pour son petit frère. Lorsque la fille se plaint, les parents vont dénier la perception de leur enfant, l'accuser d'affabulation et de sensiblerie. S'ils avaient argumenter, en lui demandant de faire un effort pour son frère, l'enfant aurait eu une alternative ordinaire : se dévouer pour son frère ou protéger ses intérêts. Mais en l'accusant de sensiblerie, on nie sa capacité à la perception du réel. Et l'alternative se déplace alors : l'enfant doit choisir entre croire ses perceptions et rompre sa confiance envers les personnes dont dépend sa vie ou rompre son lien avec le réel et être dépendante du jugement de ses parents.

On brise là aussi le fondement du rapport au réel et à soi. Le sujet peut donc être atteint dans sa capacité de se penser, de se délimiter par rapport à l'extériorité, de se situer dans le monde.


 

 

Simone Weil


 

Mais il serait erroné de croire que seules des situations extrêmes menacent de défaire le rapport à soi.

 

Dans La Condition ouvrière (1937), Simone Weil décrit minutieusement comment l'organisation tayloriste du travail brise la capacité de penser ce qu'on fait, de se l'attribuer et de pouvoir en tirer un respect de soi. Elle y voit une atteinte à la dignité pouvant mener au désespoir jusqu'à la perte de l'estime de soi.

 

Simone Weil écrit ainsi :

« Les conditions mêmes du travail empêchent que puissent intervenir d'autres mobiles que la crainte des réprimandes et du renvoi, et le désir avide d'accumuler des sous. Tout concourt pour rappeler ces mobiles à la pensée et les transformer en obsession ; il n'est jamais fait appel à rien de plus élevé » 1.

 

La philosophe ouvrière relève ainsi une forme d’intériorisation du désir : c'est bien le travailleur qui a peur et désire de l'argent, mais c’est l’organisation du travail qui le contraint à penser ainsi. Ces mobiles sont donc à la fois en lui et étrangers à lui. C'est ce qui constitue pour Simone Weil la spécificité de l'esclavage moderne : exiger la coopération intérieure de l'esclave, qui le dégrade à ses propres yeux.


 

Cette dépendance à l'extérieur, que Simone Weil appelle l'Enracinement, n'implique pas nécessairement l'aliénation. Il est possible d'être lucide sur cette dépendance. Même si la lucidité ne rompt pas la dépendance, « on y gagne du moins de cesser de se croire complice de l'oppression du fait qu'on ne fait rien d'efficace pour l'empêcher » 2.

La lucidité apparaît ainsi comme une ressource morale fondamentale pour se préserver soi-même et rester ancré dans le monde.


 

L'hypothèse que formule Simone Weil est que la contradiction ne détruit pas nécessairement le rapport à soi s'il est possible d'en comprendre la nécessité3.

 

 

La contradiction n'est donc pas tant à fuir qu'à comprendre. Justifier sa conduite par la préservation de l'accord avec sa conscience peut être contre-productif. C'est surtout être aveugle, nous dit Valérie Gérard, au fait qu'on agit toujours sur autrui et avec autrui, qu'on n'est jamais seul en cause dans ce qu'on fait : « Jamais ce qu'on entreprend ne concerne que soi ».

 

Saisir la nécessité de la contradiction c'est, au contraire du moralisme de la bonne conscience, agir non pour le bien mais par nécessité. Telle est la conduite d'Arjuna le guerrier de la Bhagavad-Gîtâ contraint de reconnaître que le combat n'est pas un bien mais qu'il est nécessaire de combattre et nécessaire d'être déchiré par ce combat. La vue claire du mal contenu dans ce qu'on fait est une limite à ce mal, écrit Simone Weil, qui ajoute cependant « est-ce assez ? ».


 

Simone Weil reconnaît avoir elle-même connut un tel déchirement dans sa propre expérience auprès des syndicalistes révolutionnaires ou des républicains espagnols : la contradiction entre la justice d'une cause et la violence incontrôlée des méthodes.

 

 

Être conduit à se trahir soi-même du fait du tissu des relations sociales constitue, aux yeux de Simone Weil, la seule violence spirituelle. Dès lors, la réflexion morale elle-même exige une critique sociale. Il doit être possible de discriminer entre les régimes sociaux selon les types de contradiction auxquels ils nous contraignent et selon la systématicité avec laquelle il les produisent.

 

Aussi Valérie Gérard suggère que le domaine moral et le domaine politique ne doivent pas être distingués par leurs objets ou par les types de valeurs qui y ont cours. Il faut refuser une stricte délimitation des sphères morale et politique.



 

La pensée équivoque

 

Accepter l'idée que le bonheur et le succès sont hors de notre contrôle n'est en rien évident. A cet égard, Descartes, Kant ou Rawls représentent des tentatives de sauvetage de l'autarcie morale. Dans toutes ces variantes, l'idée commune est que, même si nos actions tournent mal, les raisons pour lesquelles nous les avons entreprises restent valables ; nous pouvons donc toujours nous évaluer de manière purement intérieure, à partir de la seule prise en compte de nos jugements, de nos intentions, de nos raisons.

 

Valérie Gérard s'appuie sur le philosophe Bernard Williams4 pour montrer qu'en réalité les motivations sont tout aussi contextualisables, donc contingentes. Le sens que l'on donne à une action peut évoluer entre l'avant et l'après. Après coup, il est facile de justifier une action d'une manière totalement différente du discours que nous portions avant. Williams montre qu'être hors de soi n'est pas tant à mettre sur le compte d'une exposition aux passions ou de circonstances malheureuses, mais inhérent à la structure temporelle de la vie humaine.

 

L'équivocité de la pensée semble pouvoir répondre à ce problème.


 

Hannah Arendt formule l'idée d'une pensée équivoque en s'inspirant du sujet socratique. La pensée équivoque maintient un équilibre précaire entre ses tendances divergentes : la recherche de certitude et le doute. Penser est un double mouvement : revenir sur soi, rechercher la cohérence, se demander des comptes ET se mettre à distance de soi, déstabiliser les certitudes.

 

La pensée équivoque est difficile en ce qu'elle suppose à la fois de prendre position et de maintenir le doute. Si cette oscillation s'interrompt - que la pensée se réfugie dans l'indécision en refusant de trancher ou dans l'adhésion sans distance à une conduite - la pensée, le rapport à soi et le rapport au monde sont alors perdus.

 

Ci-dessous un exemple que l'auteure emprunte à Hannah Arendt :

« Celui qui est persécuté en tant que juif, s'il veut comprendre ce qui lui arrive et tenter de se défendre, doit prendre acte de l'identité par lequel on le définit pour le persécuter et réagir en tant que juif, même s'il est universaliste et ne croit qu'à l'Homme. Il sera en contradiction avec son idéal humaniste, mais à cette condition seulement il ne fuira pas le réel et pourra avoir quelque prise sur son existence. S'il persistait au contraire à se définir comme être rationnel et en conclure que la discrimination ne le concerne pas, loin de défier ses adversaires et de résister à leur idéologie, il courrait à sa perte, car ''on ne peut se défendre que dans les termes de l'attaque''. Se croire au-dessus de ces déterminations particulières et contingentes prive d'ancrage dans le réel. Alors même qu'accepter les identités imposées peut apparaître comme une soumission à l'oppression qui procède par identification. Seule l'équivocité permet d'échapper au dilemme entre dénier le monde et s'y soumettre [] Se définir ici comme juif est la seule position tenant compte de la réalité de la persécution. Cela ne revient pas à s'identifier à un peuple, à une histoire, à une culture, à une religion mais à reconnaître une situation politique ».

Refuser des identités sociales oppressives et aliénantes ne permet pas de s'y soustraire5.


 

 

Inscription et ascription dans le monde


La perte de la catégorie du possible diminue la capacité d'imaginer qui permet de prendre du recul par rapport à une situation et, in fine, nuit à la capacité d'agir. Seule la capacité d'imaginer le possible permet de n'être pas écrasé par le présent sans pour autant le dénier (équivocité), c'est-à-dire en percevoir la réalité.


 

C'est ce que montrent différentes expériences de perte du monde :

Des camps de concentration, Charlotte Delbo décrit une réalité si écrasante, la souffrance, la fatigue, le froid, si extrêmes, qu'il prive de l'énergie nécessaire au dédoublement de la pensée qui fonde le rapport au passé, à l'avenir, à l'ailleurs. S'abstraire du présent devient impossible : on ne peut s'imaginer ni être autre, ni être ailleurs. Le malheur présent défait ainsi l'ensemble du rapport à la vie. Le passé n'existe plus, l'avenir n'a aucun intérêt.


 

Or, l'inscription relationnelle et spatio-temporelle a un enjeu moral.


 

Les études psychanalytiques de la torture montrent également des agressions ciblées contre les repères spatio-temporels. On constate l'intention d'isoler, de désorienter, de rendre insituable l'épreuve de la torture (port d'une cagoule, détention dans des pièces sans lumière, décalage de l'horloge biologique par la privation de sommeil ou d'alimentation, etc.6).

Ces manipulations mentales passent par le corps dont le rôle est central dans la capacité d'ordonner l'expérience dans la situation, dans les relations. Si ce rapport est perdu, cela rend le rapport à soi sans consistance car c'est là la réalité de la vie, son ancrage.

 

On pourrait pousser cette réflexion jusqu'au problème des violences policières contre les manifestants, gilets jaunes ou immigrés. Ne sont-ce pas là également des tentatives de désorienter (éborgnement, nassage et gazage) ? Dans quel but ?

 

 

Il faut aussi évoquer ce que Ricoeur appelait l'ascription du sujet moral, à savoir la capacité de s'attester comme sujet, d'assumer la responsabilité de ses actes. Reconnaître son ascription dans une action, c'est reconnaître que sans soi tel événement ne serait pas arrivé, même si on en avait pas l'intention. Il y a donc dissociation entre la responsabilité et la faute morale.

 

Ce concept de Ricoeur s'avère très utile pour penser la responsabilité à l'égard des effets non voulus de ce qu'on entreprend. Que l'on pense aux procès des responsables nazis dont la défense consiste toujours à prétendre qu'ils n'avaient pas l'intention de commettre ces crimes, qu'ils n'avaient pas connaissance de la solution finale.

Comme dans L'Insoutenable légèreté de l'être de Milan Kundera, mais sans le citer, Valérie Gérard évoque le cas d'Oedipe. Le Thébain, lorsqu'il comprit qu'il avait épouser sa mère et tuer son père, se creva les yeux et partit en exil. Pourtant, s'il est un personnage dont on peut être sûr qu'il « ne savait pas », c'est bien Oedipe. Mais contrairement aux responsables nazis ou communistes, Oedipe ne pouvait s'innocenter. Comme le résume Valérie Gérard, il admit : mes actes, je les ai subi et non commis, mais ce sont mes actes.

 

La vraie difficulté du rapport moral à soi est de s'approprier ce qui nous a échappé, ce qu'on a pas voulu ni contrôlé, mais qu'on se trouve quand même avoir fait. Il ne s’agit plus seulement de s’attribuer la responsabilité de ses actes, mais de se reconnaître dans ce qui nous arrive, dans ce qui nous est fait, de se rapporter à soi depuis son lien avec l’extériorité.

 

 

C'est peut-être la raison pour laquelle Simone Weil tenait l'attention au réel pour primordiale. La difficulté morale n'est pas de savoir ce qui est réellement bien, mais d'être affecté par ce qui est. Incontestablement cela nécessite de « répondre au monde au lieu d'agir selon des principes a priori ».

Et Valérie Gérard de poursuivre : « Le sujet apparaît non pas en se détachant de l'extériorité mais en tissant des liens avec elle […] Mener soi-même sa vie ne consiste pas à se détacher de son environnement mais à s'y orienter. »




 

CONCLUSION

 

C'est donc après une longue enquête, qui nous aura conduit du régime nazi aux limbes psychanalytiques de l'âme torturée, en passant par les rives de l'exil, que Valérie Gérard nous aura convaincu que si les relations hors de soi sont possiblement aliénantes, elles sont toutefois nécessaires.

L'expérience morale n'est pas seulement conditionnée, elle est en relation, elle a lieu hors de soi. Et c'est très précisément là que réside la valeur morale d'une personne, dans sa faculté d'être présent à une situation, sa capacité à appréhender les choses d'une manière non dogmatique, mais au contraire équivoque.

 

 

 

1Simone Weil, La Condition ouvrière, 1937

2Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale, 1934.

3Au passage, on notera que ce n'est pas ça qui va arranger nos problèmes de dissonance cognitive !

4Bernard Williams (1929-2003), penseur anglais spécialiste de philosophie morale.

5Le racisme, qui fait actuellement l'objet de débat envenimés dans une grande partie du monde (Meurtre de George Floyd, Affaire Adama Traoré, statues renversées, etc.) ne peut qu'être, à mon sens, envisagé sous cet angle. Nier les perceptions des uns et des autres au nom d'un pseudo-idéal humaniste ne peut qu'être inefficient.

6L'auteure évoque plusieurs fois le terrible récit d'Henri Alleg dans La Question (lien externe).

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