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PHILOSOPHIE, SOCIOLOGIE, POLITIQUE, HISTOIRE, EDUCATION, ENVIRONNEMENT, RECHERCHES EN SCIENCES HUMAINES

15 Aug

André Gorz, Eloge du suffisant, 1992

Publié par J. CORREIA  - Catégories :  #Philosophie, #Ecologie, #Politique

André Gorz, Eloge du suffisant, 1992

Depuis les années 1970, l’irrépressible croissance économique pose question et l’idée d’une décroissance tente de faire son chemin. En 1972, Limits to growth démontre la destructivité du modèle capitaliste et l'impossibilité de poursuivre dans la voie de la croissance des économies industrielles. Comment faire entendre cette voix du raisonnable, de la prudence, du suffisant ? C’est la question que pose l’article d’André Gorz, initialement publié en 1992 dans la revue Actuel Marx sous le titre '' l'écologie, ce matérialisme historique '' et réédité aujourd’hui par les Editions PUF sous le titre Eloge du suffisant.

 

Précurseur de l'écologie politique, André Gorz confirme sa proximité intellectuelle avec des penseurs comme Ivan Illich 1 ou Majid Rahnema et évoque l'idée d'une autogestion fondée sur la norme du suffisant pour faire face aux effets délétères du productivisme capitaliste.


 

Expertocratie

 

Le penseur de la décroissance établit une distinction entre écologie scientifique et écologie politique. Ce sont à ses yeux deux démarches différentes : la première s’exprime et se présente sous le sceau de l’implacable nécessité, la seconde comme un choix politique, libre.


 

Pour une grande part de son activité, la première cherche à déterminer scientifiquement les seuils de pollution écologiquement supportables. Cette approche ne rompt pas fondamentalement avec l'industrialisme et son hégémonie de la raison instrumentale. Tout au contraire, comme le souligne Edgar Morin que cite Gorz, face aux perturbations environnementales qu’engendrent nos technologies, on constate qu’ « en réponse, on développe des technologies de contrôle et soigne les effets de ces maux tout en développant les causes » 2. On ne va donc pas chercher à s’attaquer à la racine du problème mais à ‘faire avec’.

 

Gorz observe que tout ceci ne tend pas à une réconciliation avec la nature mais renforce au contraire l'hétéro-régulation du fonctionnement de la société, dans le sens où, en promouvant  les techniciens experts, l'écologie scientifique « abolit l'autonomie du politique en faveur de l'expertocratie » (p27). En bref, plus besoin de porter le débat sur la place publique, il suffit de demander à l'expert dans le domaine en question. 

 

Ce constat d'une perte d'autonomie, Gorz le partage avec Ivan Illich dont il reprend l'éloge de la culture vernaculaire qu’il définit comme culture du quotidien, ensemble des savoirs intuitifs, du bon sens, cette impression d’être dans un monde accessible à une compréhension intuitive, où les choses « vont de soi ». Il rapproche cette culture du monde vécu de la phénoménologie.

 

Le philosophe parle d'une « violation par le Capital et par l'État du droit des individus à déterminer eux-mêmes leur façon de vivre ensemble, de produire et de consommer » (p32). La tendance à l’expertocratie remet singulièrement en cause la capacité des citoyens à prendre eux-mêmes, collectivement, des décisions.

 

Tout le problème de cette vision est qu’elle part d'une forme de ressenti qui n'a pas voix au chapitre dans notre monde moderne ultra rationaliste. Cependant, dans les années 1970, ce besoin d’une culture quotidienne réaffirmée reçoit un fondement objectif. Gorz évoque les travaux de Meadows (Limits to growth – lien externe) et du Club de Rome sur l’impasse d’une économie de croissance infinie dans un monde fini.

 

Dès lors, la nécessité de rompre avec le modèle industrialiste et sa religion de croissance apparaît comme scientifiquement démontrable. Il y a nécessité de revenir à une Norme du suffisant.



 

La norme du suffisant

 

Bien évidemment, la société capitaliste ne peut entendre ce message. Historiquement, c'est elle-même qui a le plus contribué à la perte du monde vécu.


La recherche du rendement maximum est sa norme et Gorz suggère une définition particulièrement intéressante : « cette domination de la rationalité économique sur toutes les autres formes de rationalité est l'essence du capitalisme » (p52)

 

Avant l'ère capitaliste, cette rationalité n'a jamais pu s'exprimer pleinement. Au Moyen-Âge, elle était freinée par des ententes entre producteurs et marchands, par les guildes et corporations qui conservaient la mainmise sur leurs moyens de production interdisant la concurrence sur les marchés libres 3. La production était adaptée aux besoins des Cités. La norme du suffisant prédominait.

 

Or, le capital a «  émancipé la production vis-à-vis des besoins ressentis et sélectionner ou créer les besoins, ainsi que la manière de les satisfaire, en fonction du critère de la plus grande rentabilité » (p44).


 

En coupant le lien entre production et besoins, la société capitaliste a fait de la recherche de l'efficacité maximale le seul critère et donc conduit au gaspillage maximum (exemple : l'obsolescence programmée).


 

Karl Marx avait imaginé une société communiste où la production serait gérée selon la double exigence normative du moindre effort et de la plus grande satisfaction dans le travail d'une part et de la gestion rationnelle des échanges avec la nature. Une forme d'autogestion, d'arbitrage entre la quantité et la qualité du travail, entre l'étendue des besoins et l'importance de l'effort que l'on considère comme acceptable de déployer.

Une véritable écologie politique se doit donc de promouvoir la norme du suffisant.


 

Seulement, Gorz estime que la césure créée par le capitalisme est trop profonde et le rétablissement de cette norme du suffisant ne peut plus se fonder sur des traditions existantes, voire le ressenti du monde vécu. Il doit être institué et relève donc de la décision politique.


 

Il y a là une rupture avec l'idée marxiste d'une société communiste qui serait l'aboutissement nécessaire du capitalisme. Exit la nécessité historique du diamat. Pour cette raison, Gorz estime que « la question des forces sociales capables de réaliser ses transformations ne peut pas trouver de réponse sur la base de l'analyse classique » (p53).

Selon Gorz il n'y a pas de front central dans cette lutte car le capital exerce son pouvoir dans tous les domaines de la vie.


 

Gorz observe un changement des mentalités, y compris dans la classe patronale ou managériale. Il semble y voir un espoir. Et il conclut : « Il peut suffire de désastres limités, annonciateurs de l'approche de grandes catastrophes, pour précipiter la mutation socioculturelle en cours et faire basculer des sociétés vers l'écologie politique » (p54).

 

 

Conclusion

 

A cela, j’objecterais qu’on voit bien aujourd’hui (30 ans après cet article !), qu’un désastre comme la crise sanitaire actuelle fait certes prendre conscience à un plus grand nombre d’individu de l’urgence de revenir à une norme du suffisant. On peut même penser que ce sentiment a été partiellement traduit par l’élection de listes municipales écolos dans plusieurs grandes villes. Mais on voit également que pour l’Etat (là où demeure encore un réel pouvoir de décision), le monde d’après est exactement le même que celui d’avant, quelques libertés en moins. La logique du profit reste la norme, ‘relancer l’économie’ reste le mantra.

Attendre un changement des mentalités, s’il est souhaitable, reste problématique. Alors que les changements environnementaux et climatiques actuels semblent irrémédiables, a-t-on vraiment le temps d’attendre que les classes dominantes, qui pour l’heure ne pense qu’à accumuler des richesses faramineuses afin de se prémunir de futures catastrophes (cf. mon article sur Le Comptoir : Climat - Le désir de sécession des riches), prennent conscience de l’impasse dans laquelle la croissance nous conduit ? De leur côté, les politiciens, quand ils ne sont pas directement issus desdites classes dominantes, ne cessent de nous démontrer qu’ils sont incapables de changer de paramètres, de substituer écologie à économie. Tout le problème ici est que ce sont les classes dominantes et les politiques qui ont pignon sur rue et dont la propagande, par le biais des institutions et des médias, continue à ressasser le même mantra : « il faut faire tourner l’économie ». Le moyen de faire triompher l’idée de décroissance, la norme du suffisant nous fait donc actuellement toujours cruellement défaut.

 

 

1 André Gorz fut d’ailleurs le premier à traduire les textes d’Ivan Illich en français.

2 Edgar Morin, La Vie de la vie, 1980

3 Gorz s’appuie ici sur les travaux de Karl Polanyi [lien externe].

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