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PHILOSOPHIE, SOCIOLOGIE, POLITIQUE, HISTOIRE, EDUCATION, ENVIRONNEMENT, RECHERCHES EN SCIENCES HUMAINES

18 Feb

Notes de lecture - Marc Ballanfat, Les matérialistes dans l'Inde ancienne, 1997

Publié par J.CORREIA  - Catégories :  #Philosophie, #épistémologie, #morale

Notes de lecture - Marc Ballanfat, Les matérialistes dans l'Inde ancienne, 1997

Le petit ouvrage de Marc Ballanfat se veut une initiation aux matérialismes indiens à partir des sources indiennes elles-mêmes. Il faut cependant savoir qu’il n’existe pas en Inde de traités matérialistes tels que ceux dont nous avons pu hériter de Lucrèce, Épicure ou Démocrite. Ici, l’auteur propose de s’appuyer sur un chapitre du Panorama de toutes les vues, sorte de compendium de toutes les écoles philosophiques indiennes. Ce texte, généralement attribué à Madhava, aurait été rédigé au XVème siècle de l’ère commune. Le premier chapitre est entièrement dédié au point de vue matérialiste, qu’il s’agira bien sûr de réfuter dans les chapitres suivants.

 

Après une présentation générale, Ballanfat propose une traduction du chapitre en question puis en fait un commentaire suivi.

 

En premier lieu, Ballanfat identifie deux obstacles majeurs dans notre appréhension du matérialisme indien :

  • 1/ L'oralité de la culture philosophique indienne
  • 2/ La césure du matérialisme ne se situe pas au même niveau qu'en Occiden

 

1/ S’il est difficile d’identifier un texte de l’école matérialiste, c’est que l’enseignement oral de la philosophie en Inde relègue toujours le texte écrit à l’arrière-plan. L’auteur précise que « le débat philosophique a conservé en Inde le sens qu’il a perdu dans la tradition occidentale » (p19).

L’oralité de la dispute philosophique impose sa marque aux textes matérialistes. Nous n’avons jamais à faire à un traité en bonne et due forme mais le plus souvent à un cumul d’objections dont leurs adversaires tiennent compte, souvent de façon très scrupuleuse, pour affermir leurs positions.

En effet, le texte du Panorama est particulièrement difficile pour un non initié et donne plutôt l’impression de notes de cours. Ballanfat explique qu’on doit le considérer comme un ensemble d’aphorismes qui servaient de fil directeur au libre échange oral entre le maître et ses disciples. La nature artificielle d’une transcription écrite apparaît avec évidence.

 

2/ Dans sa conception matérialiste, l’Inde se distingue très nettement de l’Occident. Alors que la tradition occidentale fait une coupure franche entre la matière sensible du domaine de la physique et l’immatérialité d’une âme porteuse des facultés intellectuelles, l’Inde s’en tient au principe d’un continuum entre la matière et les phénomènes psychiques, entre le corps et l’âme. C’est ainsi qu’en Inde, « l’esprit défini comme pensée immatérielle n’existe pas » (p32). C’est d’ailleurs ce que l’on retrouve au §5 du Panorama : « il en résulte que le soi se réduit au corps qualifié par la pensée consciente. Il n’est aucun moyen de prouver l’existence d’un soi qui excède le corps. »

En réalité, le postulat matérialiste d’une pensée non spirituelle n’est jamais remis en cause. Tout cela semble assurément contredire l’opinion généralement admise qui fait de l’Inde le sanctuaire de la spiritualité orientale !

C’est que la pensée indienne opère sa césure à un niveau tout à fait différent. Elle la situe, au-delà de la matière physico-psychique, à savoir dans la conscience, le « soi », ce qui fait à ses yeux l’humanité. En d’autres termes, s’il existe un spiritualisme indien, alors on ne peut pas le définir par la pensée, mais par ce que l’on a nommé "conscience" ou encore "homme". Ainsi, le matérialisme de la pensée ne contredit pas l’aspiration spiritualiste.

 

 

Continuant sa présentation, l’auteur explique que cette théorie matérialiste qui réduit la réalité à la seule matière ne manque pas d’être représentée en Inde. Nombreux sont les ouvrages qui reviennent sur cette doctrine mais c’est le plus souvent une grossière caricature de la pensée matérialiste désignée par le nom de l’école de Carvaka, école que l’on fait habituellement remonter au VIème siècle avant notre ère.

 

Pour Marc Ballanfat, le Carvaka n’est en réalité qu’une personnification de la position matérialiste. À l’image des épicuriens en leur temps, les matérialistes indiens ont très souvent été tenus pour des nihilistes à la morale douteuse, voués à la recherche du seul plaisir matériel et pourfendeurs de toute religion.

 

L’auteur se permet ici un parallèle avec notre époque où on blâme souvent le « matérialisme » de la civilisation industrielle, où l’on semble regretter l’oubli par le citoyen de la part spirituelle qu’il porte en lui. Il met en garde contre ce genre de confusion terriblement facile qui se retrouve de nos jours dans l’assimilation des intérêts « bassement matérialistes » des citoyens avec les intérêts économiques de la société de consommation. Marc Ballanfat rappelle que si le capitalisme induisait réellement un matérialisme conséquent, on ne pourrait pas comprendre pourquoi « la seule philosophie authentiquement matérialiste que la civilisation industrielle ait connue, à savoir le marxisme, » est si hystériquement tenue à l’écart. Comment pourrait-on expliquer que « le matérialisme soit à la fois le moteur et l’ennemi de la civilisation occidentale en crise » (p34) ?

Il n’y a donc absolument pas lieu de confondre une philosophie de la matière et une orientation économique. Ni non plus un athéisme soucieux de la vie ici-bas avec un consumérisme irréfléchi. Cette même confusion que l’on retrouve dans les écrits d’Horace qualifiant les disciples du philosophe matérialiste de « pourceaux du troupeau d’Épicure ». Une même et éternelle confusion qui ne fait que voiler une même hostilité envers une orientation philosophique, que l’on ferait bien de questionner.

 

 

Analyse du Chapitre I du Panorama des points de vue

 

Le texte du Panorama présente 3 principaux axes matérialistes (axes qui pourraient, selon l’auteur, représenter en réalité 3 écoles différentes) :

  •        ¤ une physique qui affirme la matière comme seule réalité
  •        ¤ une morale identifiant le plaisir et le bien
  •       ¤ une affirmation épistémologique qui fait de la perception l’unique moyen de connaissance et rejette l’inférence.

 

Le matérialisme indien repose sur une conception physique faisant appel aux 4 éléments. Le Panorama déclare ainsi au §3 : « Ici et maintenant, les quatre natures matérielles, la terre, l’eau, le feu et l’air sont identifiées à la réalité. »

Il s’oppose de front à la sagesse indienne qui, bien qu’elle interprète la pensée en terme de processus matériel, conserve toutefois une nature non matérielle à la conscience de l’homme. L’Inde postule en effet la matérialité de la pensée à condition qu’on ne la confonde pas avec la conscience. Mais de cette position, il ressort déjà que « deux thèses se voient exclues : le matérialisme intégral, qui identifie pensée matérielle et conscience mais aussi le spiritualisme intégral, qui assimile conscience immatérielle et pensée. » (p66).

 

 

Le problème de la nature de la conscience est abordé sous l’angle logique : le Panorama esquisse ainsi un étonnant parallèle entre le lien pensée/conscience et celui entre la fermentation et le pouvoir enivrant.

On veut par là signifier qu’il n’y a que deux façons de traiter la causalité : « il n’existe que deux manières de passer de A à B soit par degrés, ce qui correspond à la cause productrice d’un effet, soit par saut, ce qui se traduit par une séquence temporelle où B succède à A. » (p65).

 

Ballanfat propose un examen des différents arguments logiques mais il est bien difficile de se repérer dans toutes ces subtilités des différentes écoles et j’avoue qu’une partie m’est restée totalement hermétique.

Voici le peu que j’ai cru en comprendre : il semble que les logiciens indiens aient avancés des arguments critiques contre l’inférence, arguments qui ressemblent à ceux que lui portait David Hume, mais que Ballanfat ne cite jamais.

Dans le Panorama, par exemple, il est précisé au sujet de la connaissance sensible : « l’impossibilité où elle est de s’appliquer aux objets passés et futurs fait qu’il est difficile de savoir si l’on peut conclure pour tous les objets à une connaissance. » (§15). Dire que la perception ne peut pas « s’appliquer aux objets passés et futurs », c’est dire que ces données ne sont pas de même nature.

 

« Les logiciens indiens ont bien senti que la difficulté réside là, dans l’établissement d’une relation de nécessité sur la base de la simple observation. En effet, qu’est-ce qui m’assure que la concomitance, soit qu’elle est constatée soit qu’elle est déduite, n’est pas conditionnée par quelque élément imperceptible ou inconnu ? » (p80).

 

Le problème découlant d’une condition imperceptible semble être le nœud gordien de l’affaire. Malgré une série d’observation qui confirmerait à 100 % une hypothèse, on peut toujours mettre en doute la concomitance et suspecter l’existence d’une condition passée inaperçue.

 

Il y a ici une différence, que souligne Marc Ballanfat, entre les conceptions occidentale et orientale de la validité logique. En Occident, la validité logique d’un raisonnement dépend de sa forme, indépendamment de son contenu. « La logique indienne démontre au contraire que la plus simple inférence présuppose une certaine vision du réel... » (p95).

 

Certes, il ne s’agit pas de nier que l’on obtient des résultats par l’inférence, mais c’est la validité de la démarche qui est remise en cause.

 

Or, les matérialistes indiens ont manifestement cherché à nier, en reprenant les arguments des logiciens, la validité de l’inférence. Pourquoi ? Parce que la conscience étant considérée comme un phénomène imperceptible, refuser l’inférence pour faire de la perception la seule et unique voie de la preuve, cela revient à priver ceux qui soutiennent l’idée d’une conscience séparée de la pensée et immatérielle de tout moyen de démonstration.

 

« La négation matérialiste de la validité de l’inférence a directement pour effet de remettre en cause la connaissance suprasensible et par suite toute doctrine métaphysique qui s’appuie sur elle » (p96).

 

Aussi bien, le matérialiste déclare : « il n’est pas de conscience après la mort » (§4). Le matérialisme est de fait une négation de tout arrière-monde. Or, conscience et au-delà sont des concepts que l’on s’efforce de démontrer par la voie de l’inférence. Selon le Panorama, le matérialiste déclare en effet : « il n’existe ni séjour céleste ni délivrance ; ni davantage un soi destiné à un autre monde » (§28). Comme chez Épicure, l’idée même d’un arrière-monde est éthiquement déconsidérée car elle fait naître l’angoisse devant la mort et surtout détourne l’homme de veiller à son bonheur terrestre.

Une autre affinité réside dans l’affirmation hédoniste : « le but de l’homme réside uniquement dans le plaisir » (§6). Mais comme pour la doctrine du Jardin, il ne s’agit nullement de s’adonner à la débauche ; on prône un ascétisme raisonné : « il ne convient donc pas, par peur de la douleur, de renoncer à un plaisir que l’on sait être agréable » (§6). Pourtant les matérialistes sont, là encore, présentés comme des irresponsables soumis aux désirs.

 

 

Sur le plan éthique, les critiques physique et épistémologique des matérialistes viennent contester l’intéressante théorie indienne du karman. Cette théorie postule que tout acte, produit imperceptible d’actes antérieurs, est lui-même la cause invisible d’actions ultérieures. Il y a un double enchaînement qui postule une forme de déterminisme social. « ce double enchaînement a pour but, sur un plan moral, de fonder la diversité (l’inégalité) et la continuité des existences humaines » (p96). L’humain reste cependant en partie maître de son destin car ses actes présents déterminent futur.

Si l’Occident insiste sur la liberté individuelle nécessaire de l’agent, l’Inde répond en renversant la proposition : l’homme subit le déterminisme aussi longtemps qu’il se croit libre de produire un résultat. Pour mieux saisir cela, Ballanfat fait un parallèle avec l’enseignement de la Bhagavad-Gita. Dans l’épopée du Mahabharata, Arjurna se trouve devant une décision difficile : attaquer son cousin passé dans le camp ennemi ou refuser l’immoralité d’un tel meurtre. Le discours moral que lui tient alors le Dieu Krsna précise qu’il doit lui faire la guerre, sans s’attacher aux fruits de ses actes. L’homme doit agir sans s’occuper d’un résultat. Morale qui peut faire penser au stoïcisme, il s’agit donc de comprendre que « l’accomplissement du devoir ne présuppose nécessairement ni agent libre ni fin visée ». Dans cette doctrine du détachement réside la liberté

Ainsi, « soit que l’on parle d’un déterminisme matériel soit que l’on invoque le devoir, il s’agit à chaque fois de soustraire l’action à l’emprise de la subjectivité du moi. Mais il reste la propension naturelle à agire, où il ne dépend pas de moi que je sois l’agent ou le bénéficiaire de l’action accomplie à partir du moment où elle s’inscrit dans une chaîne immémoriale d’actes déjà là. Cette doctrine de l’Inde culmine donc avec la reconnaissance de la toute-puissance du karman : qu’il le veuille ou non, l’homme ne cesse d’agir ou plutôt il est agi, comme le nageur est porté par la vague. » (p38).

 

Or, c’est bien la théorie du karman, « l’effet invisible des actes » (§27), que vise le matérialiste dans sa critique de l’inférence. Car si dans la conception indienne, tout acte porte un fruit invisible, cela est surtout mis en avant par le courant ritualiste cherchant à fonder l’efficacité invisible du sacrifice.

 

 

L’identification du matérialisme indien

 

Ainsi donc, nos connaissances sur les matérialismes indiens sont particulièrement modestes. L’auteur estime en effet que le premier chapitre du Panorama des points de vue reste la source principale de notre connaissance des matérialistes dans l’Inde ancienne.

Le commentaire suivi qu’il en a fait démontre qu’il est impossible d’identifier Carvaka en tant que personnage ayant historiquement existé. « En effet, celui que la culture indienne nomme le "beau parleur" (puisque tel est l’un des sens possibles du sanscrit carvaka) désigne davantage l’adversaire idéal de l’orthodoxie brahmanique que le représentant réel et identifiable, au sens historique du terme, d’une doctrine matérialiste. » (p105).

 

Le matérialisme du Panorama serait donc un personnage fictif inventé par le brahmanisme. Il semble donc qu’on ne puisse affirmer l’existence d’une philosophie pleinement matérialiste et athée en Inde. En tout cas, on ne peut en l’état des choses en identifier aucun des penseurs. C’est par méconnaissance que j’ai donc évoqué l’athéisme de Cavarka dans mon Livre Noir des Philosophes (p122).

 

Cependant, Marc Ballanfat précise que si on ne peut trouver de matérialisme authentique dans le Carvaka, il se pourrait qu’il se trouve ailleurs, et il pense notamment au dualisme du Samkhya.

 

Notes de lecture - Marc Ballanfat, Les matérialistes dans l'Inde ancienne, 1997

 

 

 

 

 

 

 

 

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