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PHILOSOPHIE, SOCIOLOGIE, POLITIQUE, HISTOIRE, EDUCATION, ENVIRONNEMENT, RECHERCHES EN SCIENCES HUMAINES

02 Nov

Notes de lecture - Michel Pinçon et Monique Charlot-Pinçon, La violence des riches, 2013

Publié par Jérôme CORREIA  - Catégories :  #sociologie

Notes de lecture - Michel Pinçon et Monique Charlot-Pinçon, La violence des riches, 2013

Le livre des sociologues Michel Pinçon et Monique Charlot-Pinçon, publié en 2013, s'attaque à décrypter le monde dans lequel nous vivons, caractérisé par de fortes inégalités. La violence des riches est une œuvre de combat, qui touche juste, et qui présente le réel avantage d'être aisément accessible.

A la lecture de cet ouvrage, même si j'éprouve beaucoup de sympathie pour ce couple de sociologue et leurs engagements politiques, je relève plusieurs points sur lesquels je suis resté perplexe.

D'une part, on a plus l'impression d'avoir à faire plus à un texte politique qu'à une enquête sociologique. Beaucoup de passages se limitent à une critique des conséquences de la politique libérale de Sarkozy, continuée par Hollande.

D'autre part, la notion de « violence des riches » est le plus souvent limitée à une critique des fastes de la société mondaine. Elle se limitera le plus souvent à l'idée de violence symbolique.

 

Les autres formes de violence ne sont pas oubliées bien que, je pense, elles ne sont pas exhaustivement traitées.

Au début de son ouvrage, Michel Pinçon évoque ainsi la violence la plus évidente : le licenciement collectif. Il revient sur l'épisode de la fermeture de l'usine PSA d'Aulnay-sous-Bois. Alors que tout était déjà décidé, la direction laissait courir les rumeurs de fermeture, sans jamais la démentir ou la confirmer, dans le seul but de déstabiliser les employés. En généralisant un peu plus, on constate qu'effectivement, les premiers concernés sont toujours les derniers mis au courant. C'est une violence dans le sens où l'on remet ainsi en cause leur maturité intellectuelle. Les sociologues dénoncent : « une humiliation pour des adultes traités comme des enfants auxquels on peut impunément cacher la vérité ». Ils ne sont pas traités d'égal à égal. On leur cache les choses, soit-disant pour leur bien, comme aux enfants. A noter encore une fois que les sociologues orientent plus leur éclairage sur cette violence que l'on peut nommer « infantilisation », que sur celle qui consiste à mettre des centaines d'ouvriers à la porte, du jour au lendemain, laissant en ruine une région entière.

 

La violence, ou plutôt le mépris des puissants envers les institutions est aussi traitée :

L'irrespect envers la loi (affaires judiciaires contre les politiciens, refus des grandes entreprises de payer les impôts dus au gouvernement, etc.), des élites dominantes est mis à jour sous une lumière crue : « La classe dominante lorsqu'elle devient un système oligarchique, présente une violence accrue dans les rapports sociaux qui permet à des individus lucides et cupides de faire valoir leurs intérêts particuliers en aménageant de surcroît la légalité à leur convenance […] l'exilé fiscal assume au grand jour sa volonté d'échapper à la loi et de ne pas s'acquitter des impôts dont il est redevable. Il le proclame haut et fort. Depardieu révolte, mais fait aussi rire, fascine et obtient un certains soutien, y compris populaire. C'est en affichant ouvertement son déni de la règle que le dominant prend le pas sur les dominés, eux-mêmes tentés de se replier sur un individualisme de dernier recours en abandonnant utopies et luttes collectives ».

Cet exemple des exilés fiscaux est très révélateur : il montre comment les puissants peuvent se hausser au-dessus des lois, les contourner à leur aise, tandis que les pauvres sont poursuivis sans ménagement pour des sommes minimes. Il révèle aussi comment l'individualisme est ainsi diffusé aux masses populaires, par le biais de « l'exemple », permettant ainsi la perpétuation d'une mentalité qui assure opportunément le maintien d'un système qui les favorise en en rendant de plus en plus difficile la contestation collective. « cette banalisation de la délinquance en col blanc peut entraîner le sentiment de la fatalité du tous pourris devant tant de cynisme ». Par l’écœurement que ce genre d'attitude provoque indéniablement, le sentiment qu'au final, « si les puissants se le permettent, pourquoi pas nous ? », l'individualisme, arme de guerre de la bourgeoisie, se propage dans les milieux populaires.

 

La justice de classe est également évoquée : le traitement n'est pas le même lorsqu'il s'agit de délinquance en col blanc (dont les enjeux financiers sont pourtant généralement importants) que lorsqu'il s'agit du petit dealer de quartier. Les auteurs montrent comment le fait de passer dans un tribunal, devant un jury, peut intimider un jeune issu d'un quartier défavorisé tandis que le politicien véreux se sentira à l'aise, comme chez lui, parmi les siens, accompagné de son ami l'avocat, et prêt à répondre avec de belles phrases bien tournées, n'ayant bien souvent, même pas le sentiment d'avoir commis une quelconque faute.

 

Les auteurs reviendront sur cette forme violence symbolique à l'occasion de l'une de leur « expérience » en contexte avec des lycéens. Ils ont effectivement invité des lycéens d'un quartier défavorisé à visiter les beaux quartiers de Paris, leurs hôtels et leurs magasins. Ils observeront ainsi la réaction de ces élèves devant tant de luxe, devant le regard condescendant des responsables de magasins, devant un décorum auquel ils ne sont pas habitués. Les auteurs, reprenant les propos des lycéens, montrent que l'étalage de richesses fait ainsi partie de la violence symbolique qui permet à la bourgeoisie de dominer les esprits. Ce qu'on peut regretter, à mon sens, est que la description faite par les sociologues du mécanisme de cette violence se cantonne au niveau de propos de lycéens. Par ailleurs, et d'autres passages de l'ouvrage s'attarderont encore dessus, on pourrait être amené à penser qu'au final, tout ce qui est riche, soigné, réfléchi, voire la « majesté des lieux » ne relève que de la volonté de domination des puissants. Il y a jusqu'à l'utilisation de sigle qui est interprété comme une volonté de domination. Je ne dis pas que c'est faux, mais il me semble qu'en matière de violence des riches, il y a bien pire.

 

Le poids de cette violence symbolique est toutefois traitée dans un intéressant chapitre intitulé La mécanique de la domination.

La référence traditionnelle, presque banale à l'oeuvre d'Etienne de la Boétie, sur la servitude volontaire, est ici contestée. C'est particulièrement intéressant car d'habitude ce texte est encensé par les intellectuels de gauche alors que justement, à mon sens, il a ce défaut de faire porter toute la responsabilité de la situation sur ceux qui la subissent (« suffirait de ne plus vouloir, de ne plus servir et tout s'arrangerait... »). Ici, les auteurs estiment en effet que « le texte de La Boétie ignore totalement le phénomène d'intériorisation social de l'idéologie ».

Et c'est cette forme de violence symbolique, de violence par la manipulation du langage, que les sociologues décrivent. Ils montrent en quoi le discours idéologique dominant tend à stigmatiser les travailleurs tandis qu'elle encense une élite pourtant corrompue comme jamais :

« Les riches : créateur de richesse ? Les travailleurs : des charges à réduire ? Le discours économique est devenu pervers : ce sont les riches qui sont menacés par l'avidité d'un peuple dont les coûts, c'est-à-dire les salaires et les protections sociales, deviendraient insupportables. Le salarié ordinaire est ainsi mis devant le fait accompli : il est peu de chose, et les grands de ce monde sont dans un autre univers où brillent de tous leurs feux leurs qualités et les récompenses qui sont attachées ». Les choses sont sciemment présentés à l'envers : les ouvriers ne sont plus les vrais créateurs de richesses, ils sont des parasites tandis que les bourgeois, eux, sont la source de toutes richesses. Dans un autre chapitre, les auteurs avaient évoqué la criminalisation de la contestation sociale qui fait également partie de cette lutte idéologique violente contre tout ce qui représente les travailleurs.

La référence à La Boétie est donc abandonnée au profit d'une référence au roman d'Orwell qui explique mieux les mécanismes d'intériorisation des idéologies des classes dominantes par les classes populaires. Les auteurs constatent avec Orwell que « la manipulation du psychisme de l'individu, plus que l'ordre autoritaire, conduit à une plus grande efficacité dans la réalisation des desseins des dominants [...] … pour remplacer la violence objective et ses contraintes visibles par la violence subjective et ses contraintes invisibles. »

 

Dans un dernier chapitre, les auteurs retrouvent cette stigmatisation dans le discours politique sur le « populisme » et lui oppose un néologisme étrange : le bourgeoisisme.

« Quoi qu'il fassent, quelle que soit leurs porte-paroles, les dominés ont tort. Les organisations syndicales et politiques, les militants qui dénoncent les inégalités sont systématiquement taxés de populisme. Il s'agit, pour les dominants, de marquer leur sécession en stigmatisant le peuple, devenu incompétent au stade du capitalisme mondialisé et censé ne plus pouvoir prétendre à la démocratie et à la souveraineté ».

On en a un bel exemple aujourd'hui avec les propos de Macron tenus à Haïti : pour lui, les réclamations demandant un accroissement du pouvoir d'achat, des améliorations de salaires, voire simplement la cessation de l'augmentation permanente de toutes les formes de taxes possibles, relèvent du populisme. Le Président l'affirme : il ne s'abaissera pas à céder pour remonter dans les sondages. Pourtant, et on le sait, que ne fait-il, et pour des sommes beaucoup plus conséquentes, en faveur des classes les plus riches. C'est ici que les sociologues lancent un néologisme particulièrement intéressant : le bourgeoisisme. « On lit à longueur d'éditoriaux des dénonciations des dérives du populisme. Que ne déploie-t-on pas la même énergie a épingler son double, bien plus actif et bien plus installé : le bourgeoisisme ! »

Le bourgeoisisme s'avère donc très actuel : d'après une récente enquête, ce serait 1,2 milliards d'euros que le monde des actionnaires et des grandes fortunes aurait pu arracher au gouvernement Macron depuis son élection. Cela, alors que les restrictions budgétaires pèsent lourdement sur les classes sociales les plus défavorisées.

 

 

CONCLUSION :

Malgré tout l'intérêt que je peux porter aux positions politiques des auteurs, il me reste de cet ouvrage un sentiment ambigu. S'il montre bien comment les politiques gouvernementales (Sarkozy, puis Hollande) favorisent les riches au détriment des pauvres, je trouve qu'il perd en crédibilité en voulant systématiquement dénigrer ces politiques sans en démontrer nécessairement les ressorts sociologiques. Je regrette également que la violence des riches ne soit pas étudiée sous tous ses aspects. Il m'aurait semblé pertinent, par exemple, parallèlement au mépris affiché des riches pour les lois, d'évoquer le mépris de ceux-ci pour la nature et la question écologique. Combien de fois n'a-t-on été choqué par les révélations des pratiques des grandes fortunes ou des grandes entreprises dans ces domaines. Combien de scandales sur les déforestations intensives, les dégazages en pleine mer, le trafic d'animaux ou de parties d'animaux, la récente affaire du peuple Massaï chassé de ses terres ancestrales au profit des potentats des Emirats arabes unis pour que ceux-ci puissent s'adonner à leur loisir préféré, le safari. Que ce soit à titre privé, ou au nom de leurs entreprises, ces forfaits commis par les élites dominantes relèvent d'une certaine forme de violence qui n'est pas ici abordée.

Voici par exemple la description d'une forme de violence qui aurait dû, selon moi, faire partie de leur propos. Il s'agit d'une citation de Jean Jaurès : « La violence c’est chose grossière… palpable, saisissable chez les ouvriers : un geste de menace, il est vu, il est retenu. Une démarche d’intimidation est saisie, constatée, traînée devant les juges. Le propre de l’action ouvrière, dans ce conflit, lorsqu’elle s’exagère, lorsqu’elle s’exaspère, c’est de procéder, en effet, par la brutalité visible et saisissable des actes. Ah! Le patronat n’a pas besoin, lui, pour exercer une action violente, de gestes désordonnés et de paroles tumultueuses! Quelques hommes se rassemblent, à huis clos, dans la sécurité, dans l’intimité d’un conseil d’administration, et à quelques-uns, sans violence, sans gestes désordonnés, sans éclat de voix, comme des diplomates causant autour du tapis vert, ils décident que le salaire raisonnable sera refusé aux ouvriers ; ils décident que les ouvriers qui continueront la lutte seront exclus, seront chassés, seront désignés par des marques imperceptibles, mais connues des autres patrons, à l’universelle vindicte patronale. Cela ne fait pas de bruit ; c’est le travail meurtrier de la machine qui, dans son engrenage, dans ses laminoirs, dans ses courroies, a pris l’homme palpitant et criant ; la machine ne grince même pas et c’est en silence qu’elle le broie ». JEAN JAURES - JUIN 1906

Il y a également cette phrase, où transparaît une certaine forme de prétention : « Notre livre Le président des riches aura contribué à démasquer la réalité du pouvoir [...] ont joué un rôle dans la défaite du président sortant ». Phrase qui montre encore que nous avons à faire à un ouvrage plus polémique que scientifique. Bien que les auteurs se réclament de l'héritage de Bourdieu, j'avoue ne pas bien voir en quoi cet ouvrage serait bourdieusien, hormis le fait que l'on prenne en compte, dans le problème des inégalités, aussi bien le capital culturel que le capital financier proprement dit. Certes je ne connais que peu Bourdieu, et encore moins sa méthodologie, je ne me sens donc pas autorisé à émettre ici un jugement définitif sur ce point.

Je suis en profond accord avec la plupart des propos tenus dans cet ouvrage, mais j'estime que l'orientation sur la seule violence symbolique, bien qu'elle soit un aspect effectivement peu étudié, réduit considérablement la portée de l'ouvrage.

Ceci étant, je tiens à donner une place spéciale au néologisme « bourgeoisisme ». Le concept me semble plutôt pertinent pour rendre compte des mécanismes à l’œuvre dans l'établissement des politiques économiques des différents gouvernements successifs. Il vient faire contrepoids et démasque littéralement la terminologie bourgeoise. De ce fait, il gagnerait à être connu/relayé, notamment face à un terme de populisme totalement galvaudé, étudié, autopsié à l'envie (Mouffe...). Parler de bourgeoisisme, faire parler de bourgeoisisme partout, mettrait en défaut cette pensée bien-pensante qui stigmatise éternellement les travailleurs qui revendiquent une meilleure considération, une meilleure reconnaissance, voire des conditions de vie moins dégradantes. Pourquoi donc l’État donne-t-il des milliards aux 50 familles les plus riches alors que l'on refuse même quelques centimes aux plus pauvres sous prétexte qu'il s'agirait de populisme ?

 

Blog Philo-Analysis, Octobre 2018

 

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