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PHILOSOPHIE, SOCIOLOGIE, POLITIQUE, HISTOIRE, EDUCATION, ENVIRONNEMENT, RECHERCHES EN SCIENCES HUMAINES

13 Jan

Notes de lecture - Christophe Darmangeat, Le Communisme primitif n'est plus ce qu'il était, 2012

Publié par Devrim Atakan  - Catégories :  #anthropologie, #philosophie, #politique, #sociologie, #ethnologie

Notes de lecture - Christophe Darmangeat, Le Communisme primitif n'est plus ce qu'il était, 2012

L'Origine de la famille d'Engels est une œuvre qui marqua son époque. Des générations de militants marxistes y ont puisé leurs repères sur la question l'origine et la nature des États ainsi que sur les sociétés primitives. Œuvre politique, l'ouvrage d'Engels reste relativement peu lu par les chercheurs en anthropologie/ethnologie. Et d'un autre côté les penseurs marxistes ne se sont jamais trop intéressés aux récents travaux dans ces domaines. Marxisme et anthropologie, deux mondes qui ont cheminé séparément, sans jamais réellement se retrouver.

 

Christophe Darmangeat propose ici d'en tirer un bilan sans complaisance. Si L'Origine des familles est bien une œuvre scientifique, comme la plupart des marxistes l'affirment, elle est soumise à l'histoire de la recherche. Et ce, même s'il faut croire que les recherches anthropologiques ont largement invalidé des pans entiers de L'Origine de la famille.

 

Le but de l'ouvrage est donc de confronter L'Origine de la famille aux dernières recherches en anthropologie. Ceci n'ayant jamais été fait dans le cadre de la recherche marxiste, c'est-à-dire en conservant l'optique d'une conception matérialiste de l'histoire. C'est donc à un travail véritablement titanesque que s'attaque là l'auteur, mais l’impressionnante bibliographie en fin d'ouvrage laisse présager d'une certaine maîtrise du sujet.

 

Toutefois, l'auteur indique qu'il ne s'occupera que d'une seule thématique, celle de l'oppression des femmes. Les autres thèmes abordés par Engels (l’État, les classes sociales...) exigeraient, pour être pleinement étudiés, plusieurs autres tomes spécifiques.

 

 

 

 

 

La thèse, bien connue, d'Engels, est que l’État est une construction historique. Il n'a pas existé de tout temps, donc il n'est pas éternel et peut un jour être amené à disparaître. Pour affirmer cela, Engels s'appuie sur les travaux d'une discipline qui en est à ces premiers balbutiements au milieu du XIXème siècle : l'anthropologie scientifique.

La description de « peuples primitifs », comme les Indiens en Amérique, établi que certains groupements humains n'ont jamais connu ni État ni classes sociales ni exploitation de l'homme par l'homme. Ce que l'on désignera sous le nom de « communisme primitif ».

 

En ce qui concerne l'oppression des femmes, « Engels voulait tout à la fois montrer que cette sujétion, tout comme l'exploitation de l'homme par l'homme, n'était pas un fait naturel ; qu'elle était un produit historique apparu à un certain stade du développement social [...] et que, par conséquent, l'avènement de la société socialiste, la disparition de l'exploitation et des classes sociales, constituaient la condition nécessaire et suffisante pour l'émancipation des femmes »

 

 

Engels s'est largement appuyé sur les travaux de l’anthropologue américain Lewis Henry Morgan (1818-1881).

Au sujet de la condition féminine, peu de temps avant Morgan, le juriste suisse Johann Jakob Bachofen (1815-1887) affirma qu'en des temps lointains les femmes, et non les hommes, dominaient. Dans son livre, Le Droit marternel (1861) il fait des recherches sur l'existence d'une filiation matrilinéaire (le nom et l'héritage se transmet par la femme) chez d'anciens peuples barbares. N'hésitant pas à s'appuyer également sur des récits mythiques – comme celui des Amazones – il se convainc alors de l'existence dans des temps reculés de ce qu'on pourrait appeler un Matriarcat primitif universel.

 

Morgan, qui a lu Bachofen, aura l'opportunité d'étudier de manière vivante une société à filiation matrilinéaire et où les femmes avaient une certaine notoriété et pouvaient être amenées à participer aux prises de décisions pour le groupe. Le peuple Iroquois en effet est connu pour sa relative égalité entre les sexes.

 

Engels ne suivra pas Bachofen ; il ne pouvait admettre qu'avant le développement de la propriété privée, la domination des femmes ait précédé celle des hommes. Il concevait la période comme égalitaire.

 

 

 

L'hypothèse du Matriarcat primitif – selon laquelle, à l'aube de l'humanité les femmes dominaient dans la société – fut largement combattue par les autorités savantes de l'époque (évidemment largement dominés par des hommes qui ne pouvaient admettre que la femme ait pu être l'égal des hommes, pire, les dominer).

Cette hypothèse connaîtra toutefois une nouvelle jeunesse dans la deuxième moitié du 20ème siècle. Avec James Mellaart, archéologue responsable des fouilles de Çatal Höyük (découverte de statuettes à forme de divinité féminine) et Marija Gimbutas qui connaîtra un certain succès éditorial. On compte aussi la théoricienne marxiste Alexandra Kollontaï qui brava donc l'interdit d'Engels selon lequel les sociétés primitives ne pouvaient connaître la division sexuelle.

 

Pour ces intellectuels, la domination masculine est perçue comme un accident, une parenthèse douloureuse. « Pour les partisans du matriarcat primitif, l'existence d'une période où l'oppression des femmes était absente est censée prouver ipso facto la possibilité de mettre fin à cette oppression dans l'avenir »

Darmangeat dénonce un procédé certes séduisant mais illégitime. Du passé nous ne pouvons déduire l'avenir.

 

Or, malgré tous les matériaux ethnologiques ou archéologiques que nous avons aujourd'hui à notre disposition, les recherches montrent que « le matriarcat au sens strict ne s'est donc jamais incarné dans aucune société observée ». Il n'existe pas de société matriarcale qui serait l'exact inverse du patriarcat. Cette hypothèse se révèle être un pur mythe.

 

Il existe bien sûr des sociétés primitives égalitaires où on constate, sinon une égalité, du moins une sorte d'équilibre entre les sexes. Cela est illustré par les Iroquois que décrit Morgan ou les Bushmen !Kung par exemple. Il faut bien sûr relativiser les propos : l'auteur fait remarquer qu'il est difficile de juger d'une égalité quand bien souvent dans les sociétés primitives, chaque sexe a un rôle souvent séparé… Souvent les femmes seront prédominantes sur telle fonction tandis que sur une autre elles seront dominées par les hommes. L'auteur développe de nombreux exemples tirées de l'ethnologie pour illustrer ces différents cas de figure.

 

Et il faut aussi rappeler que ces types de sociétés sont loin de former la majorité de celles observées.

 

Ce que démontre donc l’ethnologie, c'est que la femme était opprimée de tout temps, même dans une société communiste primitive. Le Communisme primitif n'est assurément plus ce qu'il était ! Désaveu de la thèse d'Engels, ce n'est pas l'apparition de la propriété privée ou des classes sociales qui a provoqué la relégation des femmes à un statut inférieur aux hommes.

 

 

Si ce n'est pas l'apparition de la propriété privée et des classes sociales, qu'est-ce qui a pu faire que, « Les rapports entre les sexes ne vont jamais au-delà d'un certain équilibre et ne basculent jamais vers une domination féminine qui serait, à un degré ou un autre, le miroir inversé des sociétés patriarcales. » ?

Qu'est-ce qui peut être un facteur déterminant pouvant expliquer la domination sans partage des hommes sur les femmes dans une très grande majorité de cas ?

Qu'est-ce qui peut expliquer pourquoi, dans certaines sociétés, les femmes semblent mieux s'en sortir ?

 

L'auteur propose un tour d'horizon des hypothèses, souvent émises par d'autres chercheurs :

 

1. la matrilinéarité

2. la matrilocalité

3. la place dans la production des aliments

4. la division sexuelle du travail

5. le maniement des armes

6. la révolution néolithique et l'apparition des classes sociales

 

1 ) Si les mœurs des Iroquois de l'époque d'Engels ont pu faire croire que la filiation matrilinéaire pouvait représenter un facteur déterminant pour l'émancipation des femmes, « l'ethnologie a amplement démontrer que la filiation matrilinéaire n'est en rien le gage d'une prédominance des femmes… ». L'auteur y voit une exagération, une myopie de juriste à vouloir faire de cette question une clé des rapports entre hommes et femmes. En Australie par exemple, on constate que sur de vastes régions, le statut des femmes était relativement bon. Les deux types de filiations (patrilinéaire et matrilinéaire) se côtoyaient sans pour autant que l'on puisse déplorer une dégradation lorsque l'on envisageait ce statut dans les tribus à filiation patrilinéaire. Pire, dans certaines tribus à filiation matrilinéaire, les femmes n'ont rien à y envier. Chez les Tolai, tribu d'horticulteurs de Nouvelle Bretagne, à filiation martrilinéaire, on constate une soumission totale des femmes à leurs frères, leurs pères, leurs maris ; les femmes, qui n'avaient pas même le droit de toucher les affaires de ces hommes, exécutaient les travaux que ceux-ci leur assignaient.

 

 

2 ) Parmi ces sociétés matrilinéaires, certaines ont adopté la matrilocalité (c'est chez la femme que le couple s'installe. Les Iroquois en sont un exemple également). Là encore, cela semble grandement favoriser la condition féminine. Chez les indiens Hopi, propriétaire du domicile, la femme pouvait facilement congédier un mari gênant. Chez les Minanagkabau de Sumatra, la femme pouvait aussi posséder terres et champs, ce qui lui donnait un avantage économique certain.

Mais il faut admettre que si matrilinéarité et matrilocalité atténuent certains effets de la domination des hommes, elle ne l'abolit nullement. Les hommes conservent partout leur rôle dominant dans la société.

 

 

3 ) Engels et Morgan pensaient que l'homme ramenait le plus gros de la nourriture et que cela lui assurait une forme de domination dans le groupe. C'est par ailleurs la thèse de Kollontaï, mais inversée : plus la participation de la femme à la production alimentaire est importante, plus elle sera libérée. Kollontaï pensait que dans les société primitives le rôle de la femme était souvent majeur en ce qui concernait l'alimentation. D'où l'affirmation d'un Matriarcat primitif universel.

Ici, l'auteur montre que c'est là un pur préjugé car bien souvent, ce sont les femmes qui participent le plus à l’approvisionnement en moyens de subsistance. On peut citer les Wola, tribu d'horticulteurs de Nouvelle-Guinée, où les femmes gèrent plus de 90% des plantes qui constituent le menu essentiellement végétarien de la tribu. Là encore, la domination masculine est atténuée, mais cela ne permet toujours pas aux femmes de s'affirmer comme dominantes au sein du groupe.

Aussi, « La participation des femmes au travail productif en général, et à la production alimentaire en particulier, apparaît comme une condition nécessaire, mais non suffisante, de leur position favorable vis-à-vis des hommes »

L'auteur fait enfin une digression sur l'incommensurabilité entre le travail des hommes et celui des femmes. Il existe en effet une certaine division sexuelle du travail ; les hommes et les femmes exécutent des travaux distincts mais complémentaires. Aussi, il est bien difficile de pouvoir dire qui, des femmes ou des hommes, effectue la tâche la plus vitale pour le groupe.

Notre économie capitaliste moderne, elle, compte les marchandises grâce à la monnaie. La force de travail devient également une marchandise et, par conséquent, comparable. « et le caractère sexué du travail est en quelque sorte dissous dans l'anonymat généralisé du salariat et de la production marchande mondiale .»

Certes le capitalisme n'a pas aboli la division sexuelle du travail. Mais « le capitalisme a néanmoins établi que leurs travaux étaient comparables, autrement dit, de même nature. C'est à partir de ces prémisses que les femmes ont pu, au cours du temps, faire abolir peu à peu toutes les restrictions légales qui leur interdisait l'accès à certaines professions »

 

 

4) La division sexuelle du travail est un fait majeur et universel dans les sociétés primitives. Partout, les différentes tâches se répartissent, et sensiblement de la même manière, selon les sexes.

L'argument physiologique pour expliquer la division sexuelle du travail a semblé une évidence jusque dans les années 60. L'idée que, pour toute une série de raisons physiologiques, les femmes, contraintes par les tâches de la maternité, ne devaient pas chasser par exemple était généralement reçue comme une évidence.

L'auteur démontre l'insuffisance de ces explications naturalistes. La chasse ne repose pas sur la seule force physique. En général, « on n'abat pas les bêtes en leur tordant le cou à mains nues, mais avec des armes de jets, propulseur ou arc. » La chasse demande donc plus de technique et d'adresse que de force brute. Pas question non plus « d'invoquer leur gracilité naturelle qui devrait les préserver des travaux les plus éprouvants » : dans certaines tribus, comme les Efe de l'actuel Zaïre, l'homme chasse, et c'est la femme qui doit récupérer et porter le gibier souvent sur de longues distances ! Enfin, la cueillette n'est pas nécessairement moins 'dangereuse' que la chasse : chez les Bushmen !Kung, les femmes effectuaient de longs déplacement pour leurs cueillettes, sans armes alors qu'elles pouvaient y rencontrer serpents et animaux dangereux de la région. Pour finir, on peut évoquer le peuple Agta aux Philippines où les femmes chassaient au même titre et avec les mêmes armes que les hommes. On nuancera toutefois cette exception en précisant que les femmes chassaient majoritairement de petites proies.

On ne saurait donc affirmer que ce soit pour les seules raisons physiologiques que les femmes aient été presque universellement exclues de la chasse.

De la même manière, on relativisera les explications psychologiques avancées par Alain Testart (idéologie du sang) qui observait que ce n'était pas la chasse en général qui était interdite aux femmes, mais le maniement d'armes spécifiques, particulièrement celles réputées tranchantes/perçantes, c'est-à-dire pouvant amener l'animal à saigner.

Nombre de tabous touchaient ainsi les femmes : chez les Comanches, ou les Guayaki d'Amazonie, une femme ayant ses règles ne devait sous aucun prétexte toucher l'arme d'un chasseur sous peine de lui apporter malchance ou pire encore. Selon cette version, la propagation quasi universelle de ces tabous seraient à l'origine de la division sexuelle du travail. L'auteur rejette cette explication « idéaliste », voire tautologique.

Il ne fournira pas d'autre hypothèse, proposant simplement une synthèse en déclarant que, vraisemblablement, le physiologique a joué un rôle et l'idéologique a systématisé le fait.

 

 

5) A ce stade, il faut remarquer que « La division sexuelle du travail ne se contente pas de séparer hommes et femmes : dès l'origine, elle effectue cette séparation d'une manière qui attribue aux hommes une position sinon dominante, tout au moins susceptible d'assurer leur domination .»

Les avantages masculins sont multiples :

  • le fait que ce soit les hommes qui ramènent de la viande (nourriture très appréciée) leur apporte une reconnaissance sociale.

  • Le monopole des armes, de la technique. À chaque fois qu'une activité devient technique, ce sont les hommes qui la récupère (poterie, etc).

  • Monopole sur la chasse est devenu un monopole de la violence organisée (guerre extérieure... et intérieure)

Ce dernier point serait « le levier fondamental de la domination masculine » et leur assurerait la mainmise sur la politique (intérieure comme extérieure).

Comme le confirme cette citation de P. Descola (1983) :

« Le lieu stratégique du pouvoir masculin est extérieur au procès de production. Les hommes possèdent le monopole absolu de la conduite des relations extérieures, c'est-à-dire de cette sphère des rapports supra familiaux qui commande la reproduction sociale. Corrélativement ils exercent un droit de tutelle sur leurs épouses, leurs sœurs et leurs filles, et ils sont donc les seuls décideurs dans le procès général de la circulation des femmes, soit sous la forme pacifique de l'échange avec les alliés, soit sous la forme belliqueuse du rapt chez les ennemis »

On passe ici de la relation familiale ou clanique à la relation extérieure au groupe. Une piste intéressante que l'auteur ne semble pourtant pas vouloir approfondir. De même, il ne relève guère l'expression « extérieur au procès de production » qui pourtant vient clairement dénoncer les thèses marxistes en général (les relations humaines se jouent dans leur rapport à la nature, à la façon de produire les moyens de subsistance, etc.). Thèse qui semble pourtant rester celle de l'auteur comme nous le verrons plus loin.

 

Toutefois, il est convenu que : « pour la plupart, sinon la totalité, des peuples primitifs, la sécurisation de leurs rapports avec leurs voisins étaient une préoccupation permanente, et la circulation des femmes en constituaient un moyen privilégié. »

 

 

L'auteur invite également à relativiser cette idée : des femmes aussi, célèbres, ont pu être amenées à diriger des armées (Tomyris, Boadicée, Kahina). Mais de ces figures exceptionnelles il serait bien hasardeux d'en déduire quoique ce soit du statut des femmes du rang.

Plus : dans certaines sociétés, ce sont des groupes de femmes qui ont accédé au statut de guerrières et formaient des régiments spécifiques. C'est le cas dans les armées de Genghis Khan ou du zoulou Shaka. Cela reste un phénomène rare. En outre, en nombre, elles ne représentent jamais la majorité des soldats, ni même n'arrivent-elles à un semblant d'égalité avec les hommes.

De cela aussi on ne peut déduire un statut meilleur. « une telle ouverture aux femmes, ou plus exactement, à une minorité de femmes, d'un domaine réputé masculin, s'explique sans aucun doute par l'orientation exceptionnellement guerrières de ces sociétés.»

 

Christophe Darmangeat fait ainsi remarquer qu'une solide assise dans l'organisation économique pouvait être pour les femmes le gage d'un statut social meilleur.

Chez les Yoruba d'Afrique, de nombreuses femmes, et non des cas isolés, pouvaient être amenées à commander, y compris des hommes. Les femmes Yoruba pouvaient posséder la terre, toucher une part des revenus et détenir des droits sur la maison paternelle… Pourtant, plus on monte aux sommets, plus la présence des femmes se raréfie.

 

Deux conditions semblent donc déterminantes pour permettre aux femmes d'avoir un certain pouvoir dans la société :

  1. Jouer un rôle important en matière économique

  2. Disposer des droits sur sa production

Toutefois, ces deux conditions étant économiques, elles ne permettent pas aux femmes d'avoir une domination politique, mais bien souvent leur donne le moyen de faire pression sur les hommes.

 

 

 

6 ) Aux yeux d'Engels, la révolution néolithique (passage à une économie sédentaire) aurait donné l'avantage aux hommes en centralisant les moyens de subsistance (élevage de gros bétail) dans leurs mains. Dès lors, les femmes auraient été reléguées à la sphère privée.

Cette affirmation d'Engels est elle aussi battue en brèche : d'une part, la part de la femme dans la production des moyens de subsistance est variable d'une tribu à une autre. Et la révolution néolithique n'étant pas que le développement du gros bétail, mais aussi de l'horticulture, on ne voit pas bien en quoi cela leur nuirait puisque, par la pratique de la cueillette, elles devaient avoir une maîtrise spécifique dans le domaine.

 

Revenant sur la thèse d'Engels, l'auteur conclue :

« Si la naissance des classes sociales et de l’État a donc souvent eu pour corollaire l'ultime asservissement des femmes, elle n'en constitue donc pas pour autant une cause. En réalité l'élément décisif pour la situation des femmes se situe vraisemblablement beaucoup moins du côté des classes et de l'État en eux-mêmes que du développement de l'agriculture intensive, c'est-à-dire de la charrue ou de l'irrigation

L'auteur focalise donc notre attention sur cette pratique de l'agriculture intensive. Celle-ci serait responsable de la dépossession des femmes de leur domaine de prédilection. « La femme se retrouva reléguée aux travaux domestiques ».

Cette thèse, si elle reste compatible avec une conception matérialiste de l'histoire dans laquelle les rapports de production déterminent les rapports entre les humains, elle ne semble toutefois guère plus assurée qu'une autre. D'une part Darmangeat semble s'inspirer ici d'un anthropologue américain peu connu (C.S. Lancaster). D'autre part les arguments avancés concernant la relégation des femmes dans la sphère privée s'appuient sur des considérations physiologiques, que l'auteur avait pourtant relativisées.

 

 

Conclusion

D'une lecture abordable pour les non-initiés, l'ouvrage fait bien le job en ce qu'il révèle une à une les lacunes des thèses d'Engels. Il nous aura offert un large panorama, très complet, de nos connaissances actuelles en matière d'anthropologie et d'ethnologie, en ce qui concerne la question du rapport entre les sexes. Par le détail de l'analyse, il nous apprend à nuancer nos affirmations qui, en ce domaine, ne sauraient être définitives. On découvre en effet une variété considérable de nuances dans les rapports hommes/femmes. Mais on découvre également que la seule certitude que l'on puisse avoir sur cette question est que, nul part et en nul temps, nous n'avons trace d'un rapport de domination exclusivement favorable aux femmes.

 

Au terme de cette enquête qui nous a fait chercher les raisons de l'oppression des femmes très loin dans le passé, bien avant l'apparition des classes sociales et de l’État et des inégalités, et un peu partout sur la planète, on comprend que cette oppression est le produit de la plus élémentaire des divisions du travail, celle qui répartit les tâches selon le sexe. Cette division a marqué de son empreinte la conscience idéologique des êtres humains en établissant une incompatibilité presque totale entre le monde féminin et tout ce qui relève de la chasse, du maniement des armes, de la guerre. Cette attribution a donné une position stratégique aux hommes, celle de la direction politique de la société. C'est ainsi que les femmes furent assujetties presque partout, sauf lorsqu'elles disposaient de positions économiques leur permettant de contrebalancer quelque peu ce pouvoir.

 

Toutefois, ce bilan sans complaisance de l’œuvre d'Engels amène certaines questions qui ne sont que peu ou pas abordées ici. C'est le cas, comme on l'a vu, du passage à la dimension extra-clanique.

C'est aussi le cas pour un phénomène étonnant, qui n'est pas ici problématisé : la division sexuelle du travail semble ne pas toucher la population servile. Partout, il semble qu'on octroie indistinctement les tâches aux esclaves, qu'ils soient hommes ou femmes. Pourquoi ?

 

Mais le point le plus sensible se joue au niveau de la théorie marxiste : Engels avait affirmé que l'avènement de la société socialiste – avec l'abolition de la propriété privé, la disparition des inégalités et des classes sociales – était une « condition nécessaire et suffisante » pour l'émancipation des femmes. Par suite, une bonne partie de la littérature marxiste (August Bebel, Eleanor Marx, Clara Zetkin) se contenta de faire de la lutte féministe une simple annexe à la lutte socialiste (faisons la révolution d'abord et alors le statut de la femme changera). Alexandra Kollontaï elle-même appelait à une certaine méfiance : « Pourquoi les travailleuses devraient rechercher l'union avec les bourgeoises féministes ? » (Alexandra Kollontaï, Les bases sociales de la questions féminine, 1909). Tandis que Clara Zetkin appelle à la prise de distance : « Le mouvement bourgeois des suffragettes ne veut ni ne peut arracher la libération sociale de la prolétaire, il s'avère impuissant à résoudre les nouveaux et graves conflits qui surgissent nécessairement en système capitaliste, s'agissant de l'égalité sociale et juridique des sexes. Ces conflits ne disparaîtront que lorsque sera surmontée l'exploitation de l'homme par l'homme avec les contradictions qu'elle implique […] Marx a forgé le glaive — et il nous en a appris le maniement — qui a tranché les attaches entre mouvement féminin prolétarien et bourgeois » (Clara Zetkin, ce que les femmes doivent à Marx, 1903). Dans les faits, il faut sans doute nuancer. Le mouvement socialiste ne prit jamais faits et causes contre le mouvement féministe bourgeois. A l'image d'August Bebel qui sut reconnaître la valeur de la lutte des femmes anglaises obtenant des droits plus égalitaires en août 1882 (August Bebel, La femme et le socialisme, 1891).

 

Il convient donc de se demander si, suite à une hypothèse théorique sinon infondée, du moins mal assurée, s'en est pas suivi une stratégie de lutte qui au final aurait nuit à la cause féminine (dénigrement des mouvements féministes bourgeois, attentisme envers une révolution sociale qui tarde à voir le jour, etc.)

En effet, d'après cet essai, on peut citer plusieurs points qui viennent dénoncer cette position :

  1. si l'oppression des femmes ne repose pas sur la propriété privée et l'existence de classes sociales, il n'y a pas lieu d'attendre une révolution qui abolirait cette propriété privée.

  2. si le capitalisme est le premier système a avoir posé à l'ordre du jour l'égalité des sexes, il y avait bien lieu de se battre ici et maintenant en faveur de droits spécifiques aux femmes.

  3. si l'oppression des femmes est plus une conséquence de la division sexuelle du travail qui, elle, repose sur des bases physiologiques certes élevées au rang idéologique, il y a lieu de penser qu'une révolution sociale n'y changera rien, en tout cas mécaniquement.

Sur les points 1 & 2, l'histoire ayant déjà tranché, on ne saurait que conclure sur une erreur stratégique des théoriciens marxistes sur ces questions.

Sur le dernier point, le texte de Christophe Darmangeat laisse deviner ce que l'on peut formuler ainsi :

En ce qui concerne le rapport hommes/femmes, le capitalisme a en quelque sorte produit une révolution idéologique en rendant comparable par la valeur le travail de chacun des deux sexes. On peut considérer cela comme acquis dans les mentalités. Les luttes des femmes ont permis d'établir une égalité de droit (dans une partie des pays et sur un certains nombres de points). Mais le constat actuel est que l'on reste encore loin d'une égalité de fait.

De fait donc, si rien n'empêche une amélioration du statut de la femme aujourd'hui, l'égalité de fait semble compromise tant que l'économie est soumise à une logique du profit favorisant les inégalités économiques et sociales. En ce sens, il est possible de lutter ici et maintenant pour une égalité de droit et de fait entre les femmes et les hommes. Mais, comme pour les travailleurs, la victoire ne saurait être universelle que si l'on parvient à sortir d'un régime qui favorise les inégalités économiques et sociales.

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