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PHILOSOPHIE, SOCIOLOGIE, POLITIQUE, HISTOIRE, EDUCATION, ENVIRONNEMENT, RECHERCHES EN SCIENCES HUMAINES

30 Apr

Notes de lecture - Pierre Clastres, La société contre l'État, 1974.

Publié par J. CORREIA  - Catégories :  #anthropologie, #ethnologie, #Philosophie, #politique

Notes de lecture - Pierre Clastres, La société contre l'État, 1974.

Dans cet ouvrage, l’ethnologue Pierre Clastres réunit une série d’articles sur le problème de l'apparition du pouvoir d’État dans les sociétés primitives amérindiennes. Tout le problème est de comprendre pourquoi, à un moment donné, les sociétés primitives franchissent le pas.

Qu'est-ce qui a rendu possible un État centralisé ? Y a-t-il un élément déclencheur ? Quel serait ce facteur déterminant ? Est-il économique comme le pensent les marxistes ? démographique comme le suggère de nos jours E. Todd ? technique comme l'ont soutenu Ellul et Illich ? ou encore, relatif à la sédentarisation, etc. ?

 

 

Edition utilisée :

Les éditions de Minuit, 1974

ISBN : 2-7073-0021-7

186 pages

 

 

 

Questions de méthode

 

L’un des grands intérêts du livre de P. Clastres est avant tout de nous prémunir contre nos propres préjugés en ce domaine. Un certain nombre d’obstacle entrave en effet notre compréhension du phénomène.

 

Ainsi, derrière le terme de « société primitive », comme tous les attributs qui la qualifient, il y a souvent une arrière-pensée du style : « ces sociétés sont incomplètes, elles ne sont pas tout-à-fait de vraies sociétés - elles ne sont pas policées… ». Tout le travail de Clastres sera de montrer qu’il n’y a pas de solution de continuité entre nos sociétés modernes et les sociétés primitives, qu’il n’y a pas de progression de l’une à l’autre, mais au contraire rupture radicale. On change radicalement d’univers.

 

Or, les sociétés primitives sont presque systématiquement déterminées négativement, c’est-à-dire en partant de ce que nos sociétés ont et qu’elles ne possèdent pas, en partant de leurs carences, mais du point de vue de la société moderne occidentale. Elles sont des sociétés sans État, sans écriture, sans histoire ou encore « à économie de subsistance » (traduire « sans richesses » ou « sans économie de marché »). 

 

Pour tenter d’éclaircir ces questions, Pierre Clastres va prendre comme domaine de recherche les sociétés primitives des Indiens d’Amérique qu’il connaît bien, sans pour autant s’y limiter totalement. Les Indiens d’Amérique latine présentent en effet l’avantage d’être encore, à l’époque, plus ou moins préservés du contact avec l’Occident, et en outre, nous possédons une documentation assez importante qui remonte aux premières expéditions européennes sur le nouveau continent. Le continent connaît de grandes civilisations (incas, aztèques, mayas, etc.) dans les Andes et la mésoamérique, tout le reste du continent Sud-américain se partage entre d'innombrables tribus sans État, de petites ou grandes tailles, pratiquant ou non l'agriculture, et vivant dans la forêt, la savane ou la pampa.

 

Premier constat :

Si l’absence d’écriture est une donnée de fait, guère contestable, il n’en va pas de même pour les autres points. On peut en effet s’interroger sur ce que signifie par exemple subsister dans la bouche des ethnologues occidentaux. Selon cette conception, une société à économie de subsistance est une société qui ne parvient que difficilement à fournir toute la nourriture nécessaire à ses membres, de sorte que le moindre accident naturel (sécheresse, inondation, etc.) se traduirait par une disette conséquente. Pour le dire autrement, ces sociétés ne vivent pas, mais survivent. Leur existence est un combat interminable contre la faim.

Or, ce jugement est totalement infirmé par ce que l’on sait des tribus d’Amérique du Sud : « bon nombre de ces sociétés archaïques à économie de subsistance produisaient une quantité de surplus alimentaire souvent équivalente à la masse nécessaire à la consommation annuelle de la communauté : production donc capable de satisfaire doublement les besoins, ou de nourrir une population deux fois plus importante » (p13).

Clastres peut s'inspirer des travaux de son ami Marshall Sahlins qui seront regroupés sous le titre Âge de Pierre, âge d'abondance (1972), que l’ethnologue français préfacera. Marshall Sahlins tente en effet d'y dépeindre l'économie de l'âge de pierre non comme une économie de survie, mais comme une économie d' « abondance ».

 

Sans nécessairement invalider le concept d’économie de subsistance, Clastres en pointe la vanité : rien de plus faux que de croire que les sociétés primitives sont incapables de produire des surplus par carence technologique ou même culturelle. Si l’on veut conserver le terme d’économie de subsistance, il nous faudra nous départir de ce jugement de valeur pour le moins présomptueux.

C'est tout le travail d'Ivan Illich, il me semble, que de représenter sous ses aspects positifs, notamment dans La convivialité (1973), ce qu'il nomme la société vernaculaire, dont font indéniablement partie les sociétés dites primitives. Vernaculum désignant en latin tout ce qui était produit à la maison par opposition à ce que l'on se procurait par l'échange, une société vernaculaire peut donc se lire comme une société autosuffisante, dont le seul but est la satisfaction des besoins de ses membres, par opposition aux sociétés modernes, aliénées par la course aux profits, assujetties aux marchés.

 

 

Pierre Clastres dénonce également un même préjugé autour de l’idée de pouvoir. Nous portons des jugements sur ces sociétés en fonction de l’idée du pouvoir telle que l’a développé et formé la civilisation occidentale, à savoir sous forme de relations hiérarchisées et autoritaires, à travers le prisme du binôme commandement-obéissance.

 

C’est que « l'évolutionnisme, vieux compère de l'ethnocentrisme, n'est pas loin ». On développe en effet une forme de conception finaliste lorsque l’on présuppose que le but présumé de toute société est d'atteindre l'idéal occidental, à savoir une forme d’État centralisé :

« Si l'on s'obstine à réfléchir sur le pouvoir à partir de la certitude que sa forme véritable se trouve réalisée dans notre culture, si l'on persiste à faire de cette forme la mesure de toutes les autres, voire même leur télos, alors assurément on renonce à la cohérence du discours, et on laisse se dégrader la science en opinion […] le pseudo-discours scientifique se dégrade vite en véritable idéologie » (p19). Que dit-on lorsque l’on déclare que « les sociétés primitives sont des sociétés sans État » ? Si on énonce là un jugement de fait, en lui-même exact, Clastres nous alerte sur le fait qu’il « dissimule en vérité une opinion, un jugement de valeur qui grève dès lors la possibilité de constituer une anthropologie politique comme science rigoureuse » (p161). L’auteur ne le précise pas ici, mais on peut deviner qu’à ses yeux le matérialisme historique reste sur ce point imprégné d’un reste de téléologie, d’une sorte de finalisme historique peu scientifique lorsqu’il décrète que l’État bourgeois est l’avenir de toutes les sociétés primitives, moyennant quelques étapes historiques incontournables.

 

Or, Pierre Clastres précise : « il ne nous est pas évident que coercition et subordination constituent l'essence du pouvoir politique partout et toujours » (p12). Il n’y a en effet aucune raison de décréter que, parce que la société occidentale (et orientale et extrême-orientale avec lesquelles elle est en contact depuis tout aussi longtemps) ne connaît que cela depuis des siècles, toutes les sociétés, partout et de tout temps, connurent un pouvoir coercitif supposant des relations dominants/dominés, des relations de commandement et obéissance.

 

Et justement, l’une des caractéristiques majeures des sociétés primitives d’Amérique du Sud, est de présenter « un énorme ensemble de sociétés où les détenteurs de ce qu'ailleurs on nommerait pouvoir sont en fait sans pouvoir, où le politique se détermine comme champ hors de toute coercition et de toute violence, hors de toute subordination hiérarchique, où, en un mot, ne se donne aucune relation de commandement-obéissance » (p11).

 

Ce que Clastres refuse, c’est de considérer que les sociétés primitives souffriraient d’un manque, qu’elles seraient dans l’ignorance la plus complète de ce qu’est le pouvoir politique. L’ethnologue affirme « l’impossibilité qu'il y a de parler de sociétés sans pouvoir politique » (p20). Il rejette la catégorisation artificielle entre sociétés à pouvoir et sociétés sans pouvoir. Selon lui, dans toute société il existe un pouvoir politique. Celui-ci se réalise cependant en deux modes principaux : pouvoir coercitif, pouvoir non coercitif.

 

A ce stade, la question cruciale devient, non pas qu’est-ce qui a empêché les sociétés primitives de connaître un pouvoir étatique ?, mais bien plutôt, qu’est-ce qui a permis aux sociétés primitives d’échapper au pouvoir coercitif, de conjurer l’État, de court-circuiter sa formation ? Quels sont les enseignements que l’on peut déduire à ce sujet à partir de l’immense base de données récoltée au sujet des sociétés primitives d’Amérique du Sud ?

 

La société contre l’État

 

On trouve dans le chapitre intitulé « Échange et pouvoir : philosophie de la chefferie indienne » une esquisse de ce que pouvait être la figure du chef dans les sociétés primitives d’Amérique du Sud.

 

De fait, le trait commun du chef dans toutes ces sociétés, que ce soient celles découvertes par les premiers explorateurs du Brésil, ou celle étudiées par les ethnographes du XXème siècle, est d’apparaître comme un pouvoir totalement impuissant. « La propriété la plus remarquable du chef indien consiste dans son manque à peu près complet d'autorité » (p26).

 

Clastres recense 3 propriétés communes aux chefs primitifs :

  • Le chef est celui auquel on s’adresse en cas de litige au sein du groupe. Il est une instance modératrice.

  • Le chef doit être généreux de ses biens ; il ne peut pas refuser les incessantes demandes de ceux qui sont sous son autorité.

  • Le chef doit être un bon orateur.

 

Ainsi, le chef doit veiller au maintien de la paix et de l'harmonie dans le groupe. Mais pour ce faire il ne peut faire usage d’aucune force contraignante (elle ne serait pas reconnue), mais seulement de son prestige, de son sens de la justice et de sa parole.

Pour la générosité, Clastres fait remarquer que celle-ci relève plus d’une « servitude » que d’un devoir : les chefs sont littéralement harcelés par les membres de la tribu qui leur demandent sans cesse des cadeaux, et ils ne peuvent en aucun cas refuser, ce qui conduit Clastres à parler de droit de « pillage permanent ».

 

Chose remarquable cependant : le seul moment où le chef dispose de ce qui ressemble à une forme de pouvoir est en cas de guerre. Pendant un conflit avec une tribu voisine, le chef dispose d’un pouvoir considérable, parfois même absolu sur l'ensemble des guerriers. Mais, observe l’ethnologue, une fois la paix revenue, le chef perd toute sa puissance. C’est là un point important sur lequel reviendra P. Clastres.

 

Notes de lecture - Pierre Clastres, La société contre l'État, 1974.

Famille indienne d'Amazonie

 

 

Dans l’article intitulé « le devoir de parole », l’ethnologue envisage la question du rapport entre parole et pouvoir. Dans nos sociétés modernes, à l’évidence parole et pouvoir ont un lien étroit. « Prince, despote ou chef d’État, l'homme de pouvoir est toujours non seulement l'homme qui parle, mais la seule source de parole légitime… » (p133).

Or, paradoxalement, on s’aperçoit que la parole reste un attribut du chef des sociétés primitives d’Amérique. A tel point que celui-ci est le plus souvent désigné par le titre de « maître des mots ». Paradoxalement, car si dans la société moderne parole et pouvoir vont de pair, on aurait pu penser que la parole dans une société primitive ne serait pas nécessairement l’attribut du chef. Or, la recherche ethnologique nous assure que c’est très souvent le cas.

 

Toutefois, on constate une différence significative : la parole ne donne pas de droits au chef, mais seulement des devoirs. Dans une multitude de sociétés primitives observées, parler est un devoir pour le chef, une obligation impérative. S’il se tait, son statut de leader peut être remis en question.

 

Plus étonnant, P. Clastres raconte que, parmi les tribus indiennes d'Amérique, le chef prend quotidiennement la parole, à l'aube ou au crépuscule. Mais lorsqu’il fait son discours, tout se passe comme si tout le monde s’en moquait. Pas de silence, les membres de la tribu continuent à vaquer à leurs occupations. La parole du chef n’est pas écoutée, ou plutôt on feint de ne pas l’écouter. Mais c’est que le chef parle littéralement pour ne rien dire. Son discours consiste, pour l'essentiel, en une célébration, maintes fois répétée, des normes de vie traditionnelles. Ne pas l’écouter n’est donc pas une grande perte. Pourtant le chef se doit de toujours prendre la parole.

 

Faut-il croire que les primitifs voyaient derrière cette obligation pour le chef impuissant à prendre la parole comme l’assurance que la parole reste inoffensive ?

 

Clastres affirmait plus haut que, dans les sociétés primitives, « le pouvoir est exactement ce que ces sociétés ont voulu qu'il soit. Et comme ce pouvoir n'y est, pour le dire schématiquement, rien, le groupe révèle, ce faisant, son refus radical de l'autorité, une négation absolue du pouvoir » (p39).

 

Ce traitement de la parole illustre selon lui ce refus radical : « La société primitive est le lieu du refus d'un pouvoir séparé, parce qu'elle-même, et non le chef, est le lieu réel du pouvoir. La société primitive sait, par nature, que la violence est l'essence du pouvoir. En ce savoir s'enracine le souci de maintenir constamment à l'écart l'un de l'autre le pouvoir et l'institution, le commandement et le chef. Et c'est le champ même de la parole qui assure la démarcation et trace la ligne de partage. En contraignant le chef à se mouvoir seulement dans l'élément de la parole, c'est-à-dire dans l'extrême opposé de la violence, la tribu s'assure que toutes choses restent à leur place » (p136).

 

En ce sens, aucune société primitive ne peut être dite a-politique : « Loin donc de nous offrir l'image terne d'une incapacité à résoudre la question du pouvoir politique, ces sociétés nous étonnent par la subtilité avec laquelle elles l'ont posée et réglée. Elles ont très tôt pressenti que la transcendance du pouvoir recèle pour le groupe un risque mortel…  » (p39).

 

L’une des conclusions que l’on peut tirer de ces observations est que la figure du chef primitif ne peut absolument pas être considérée comme l’origine possible de l'idée de chef d’État.

Clastres relève en effet que « le chef ne dispose d'aucune autorité, d'aucun pouvoir de coercition, d'aucun moyen de donner un ordre. Le chef n'est pas un commandant, les gens de la tribu n'ont aucun devoir d'obéissance. L'espace de la chefferie n'est pas le lieu du pouvoir, et la figure (bien mal nommée) du « chef» sauvage ne préfigure en rien celle d'un futur despote. Ce n'est certainement pas de la chefferie primitive que peut se déduire l'appareil étatique en général » (p175). Même lorsqu’il dispose de grandes compétences techniques (prestige, autorité morale, parole, gardien des traditions, capacités guerrières, etc.), il n’est pas un chef autoritaire et jamais les membres de la tribu ne toléreraient qu’il le devienne.

 

Si le chef primitif ne peut se transformer de lui-même en chef d’état, s’il lui est impossible d’acquérir un réel pouvoir coercitif, d’où peut venir l’État ? Dans le dernier chapitre, Clastres propose un tour d’horizon des différentes hypothèses à ce sujet.

 

Notes de lecture - Pierre Clastres, La société contre l'État, 1974.

Représentation d'indiens d'Amazonie

 

 

A la recherche des origines de l’État

 

La technique ?

Pour expliquer la stagnation dans laquelle les sociétés primitives semblent, d'un point de vue occidental, se complaire, on invoque très facilement « l'infériorité technologique », « le sous-équipement technique ». C'est encore là un préjugé dont nous avons du mal à nous départir :

« Qu'en est-il en réalité ? Si l'on entend par technique l'ensemble des procédés dont se dotent les hommes, non point pour s'assurer la maîtrise absolue de la nature (ceci ne vaut que pour notre monde et son dément projet cartésien dont on commence à peine à mesurer les conséquences écologiques), mais pour s'assurer une maîtrise du milieu naturel adaptée et relative à leurs besoins, alors on ne peut plus du tout parler d'infériorité technique des sociétés primitives : elles démontrent une capacité de satisfaire leurs besoins au moins égale à celle dont s'enorgueillit la société industrielle et technicienne » (p162).

Pour le dire autrement, la technique utilisée par les peuplades primitives est d'une extrême efficacité si on la ramène aux conditions et aux buts que s'assignent leurs utilisateurs. De surcroît, leur technique est si opérationnelle que, contrairement à ce que l'on croit, les primitifs ne consacrent qu'une petite partie de leur temps à la recherche de nourriture, pour privilégier le loisirs ou le repos.

« Qu'il s'agisse de chasseurs nomades du désert du Kalahari ou d'agriculteurs sédentaires amérindiens, les chiffres obtenus révèlent une répartition moyenne du temps quotidien de travail inférieure à quatre heures par jour » (p165). Nous voici donc bien loin du misérabilisme qu'enveloppe l'idée d'économie de subsistance. Non, les primitifs ne couraient pas, jusqu’à l’épuisement, après leur nourriture.

Comme l’auteur le suggère ironiquement, de ce point de vue, compte tenu de l'absence quasi totale de loisirs pour les ouvriers, ce serait plutôt le capitalisme du XIXème siècle qu'il faudrait considérer comme une économie de subsistance.

 

Si les membres des tribus primitives ne travaillent que 4 heures par jour, dès lors, on peut se demander pourquoi ils ne travaillent pas plus pour obtenir ce surplus tant convoité des sociétés modernes ?

Clastres répond judicieusement : « A quoi cela leur servirait-il ? A quoi serviraient les surplus ainsi accumulés ? Quelle en serait la destination ? C'est toujours par force que les hommes travaillent au-delà de leurs besoins. Et précisément cette force-là est absente du monde primitif, l'absence de cette force externe définit même la nature des sociétés primitives. On peut désormais admettre, pour qualifier l'organisation économique de ces sociétés, l'expression d'économie de subsistance, dès lors que l'on entend par là non point la nécessité d'un défaut, d'une incapacité, inhérents à ce type de société et à leur technologie, mais au contraire le refus d'un excès inutile, la volonté d'accorder l'activité productrice à la satisfaction des besoins » (p166).

 

Toute l'affaire est donc de chercher « cette force externe ». Le terme externe ne doit pas nous induire en erreur : la colonisation ne sera pas ici questionnée, puisqu'elle ne fait que reporter le problème : d'où les sociétés coloniales tiennent-elles leurs états ? Il faut comprendre comment, de l'intérieur, une société primitive se transforme pour aboutir à une société à État.

 

L'économie ?

Du point de vue des besoins de la société primitive, il n'y a pourtant aucune raison pour que leur satisfaction ou insatisfaction amène un jour à la formation d'un pouvoir politique coercitif. Toute société primitive produit suffisamment, voire avec un certain surplus. Le développement des forces productives, pour reprendre un langage marxiste, ne peut donc entraîner la société primitive vers une société divisée en classes sociales si antagoniques que cela en justifierait l’apparition d’un État.

« C'est dire qu'une fois assurée la satisfaction globale des besoins énergétiques, rien ne saurait inciter la société primitive à désirer produire plus, c'est-à-dire à aliéner son temps en un travail sans destination, alors que ce temps est disponible pour l'oisiveté, le jeu, la guerre ou la fête. À quelles conditions peut se transformer ce rapport de l'homme primitif à l'activité de production ? À quelles conditions cette activité s'assigne-t-elle un but autre que la satisfaction des besoins énergétiques ? C'est là poser la question de l'origine du travail comme travail aliéné » (p168).

 

Ainsi, si Clastres concède la pertinence de l’analyse marxiste du pouvoir coercitif comme réponse aux conflits sociaux dans les sociétés divisées en classes sociales antagonistes, il la récuse en ce qui concerne la société primitive où « règne le communisme primitif ».

Il conclura d'ailleurs son livre sur cette sentence, corrigeant quelque peu le matérialisme historique de Marx et Engels : « L'histoire des peuples qui ont une histoire est, dit-on, l'histoire de la lutte des classes. L'histoire des peuples sans histoire, c'est, dira-t-on avec autant de vérité au moins, l'histoire de leur lutte contre l’État. » (p186).

 

« Quand l'activité de production devient travail aliéné, comptabilisé et imposé par ceux qui vont jouir des fruits de ce travail, c'est que la société n'est plus primitive, c'est qu'elle est devenue une société divisée en dominants et dominés, en maîtres et sujets, c'est qu'elle a cessé d'exorciser ce qui est destiné à la tuer : le pouvoir et le respect du pouvoir. La division majeure de la société, celle qui fonde toutes les autres, y compris sans doute la division du travail, c'est la nouvelle disposition verticale entre la base et le sommet, c'est la grande coupure politique entre détenteurs de la force, qu'elle soit guerrière ou religieuse, et assujettis à cette force. La relation politique de pouvoir précède et fonde la relation économique d'exploitation. Avant d'être économique, l'aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail, l'économique est une dérive du politique, l'émergence de l’État détermine l'apparition des classes. » (p169).

 

Si l'on suit le raisonnement de Clastres, ce n'est donc pas l'économie qui détermine le changement, mais une décision politique décidant que certains devaient travailler pour d'autres. Clastres semble vouloir faire du politique l'élément déterminant. À ce stade, rien n'est démontré et il me semble que si l'élément déterminant du changement politique (passage à une société à état) n'est pas l'économique, il lui reste indéniablement lié.

Clastres estime qu'il y a à l'origine une décision politique, ou plutôt un renoncement face au pouvoir. Il semble toutefois hésiter entre une volonté politique consciente et un renoncement. Or, si renoncement il y a, c'est qu'il y a une force extérieure qui s'impose : mais quoi ?

 

La sédentarisation ?

Clastres en vient à évoquer la révolution néolithique comme cause possible de l'apparition de la société sédentaire (lié à la pratique de l'agriculture) et donc d'une société à État. Il l'écarte rapidement : de nombreuses sociétés sont sédentaires mais ne sont pas pour autant étatiques.

Selon l’ethnologue, le passage d'une économie de chasseurs-cueilleurs à une économie agricole ne modifie pas la nature politique d'une société : « Que nous apprennent ce mouvement du plus grand nombre de sociétés de la chasse à l'agriculture, et le mouvement inverse, de quelques autres, de l'agriculture à la chasse ? C'est qu'il paraît s'accomplir sans rien changer à la nature de la société […] En d'autres termes, et pour ce qui concerne les sociétés primitives, le changement au niveau de ce que le marxisme nomme l'infrastructure économique ne détermine pas du tout son reflet corollaire, la superstructure politique, puisque celle-ci apparaît indépendante de sa base matérielle. Le continent américain illustre clairement l'autonomie respective de l'économie et de la société. Des groupes de chasseurs-pêcheurs-collecteurs, nomades ou non, présentent les mêmes propriétés socio-politiques que leurs voisins agriculteurs sédentaires : « infrastructures » différentes, « superstructure » identique. Inversement, les sociétés méso-américaines – sociétés impériales, sociétés à État – étaient tributaires d'une agriculture qui, plus intensive qu'ailleurs, n'en demeurait pas moins, du point de vue de son niveau technique, très semblable à l'agriculture des tribus « sauvages » de la Forêt Tropicale : « infrastructure » identique, « superstructures » différentes, puisqu'en un cas il s'agit de sociétés sans État, dans l'autre d’États achevés.

C'est donc bien la coupure politique qui est décisive, et non le changement économique. La véritable révolution, dans la protohistoire de l'humanité, ce n'est pas celle du néolithique, puisqu'elle peut très bien laisser intacte l'ancienne organisation sociale, c'est la révolution politique, c'est cette apparition mystérieuse, irréversible, mortelle pour les sociétés primitives, ce que nous connaissons sous le nom d’État. Et si l'on veut conserver les concepts marxistes d'infrastructure et de superstructure, alors faut-il peut-être accepter de reconnaître que l'infrastructure, c'est le politique, que la superstructure, c'est l'économique » (p172).

Pour ma part, au vu de ces données j'aurais tendance à être plus nuancé que Clastres. Il est d’une part assez étonnant d’affirmer que la révolution néolithique n’a finalement que peu perturbé les sociétés. Et d’autre part, il me semble que les exemples mis en avant démontrent certes une certaine autonomie du politique vis-à-vis de l'économique mais ne permet nullement de conclure que c'est « la coupure politique qui est décisive ».

 

La propriété privée ?

Clastres réfute également le vieux thème rousseauiste de la propriété privée comme origine du malheur étatique. L'émergence de l’État viendrait légitimer une propriété privée déjà apparue ? L’État jouerait alors le rôle de protecteur des propriétaires ? Mais alors, « pourquoi y aurait-il apparition de la propriété privée en un type de société qui ignore, parce qu'il la refuse, la propriété ? Pourquoi quelques-uns désirèrent-ils proclamer un jour : ceci est à moi, et comment les autres laissèrent-ils ainsi s'établir le germe de ce que la société primitive ignore, l'autorité, l'oppression, l’État ? Ce que l'on sait maintenant des sociétés primitives ne permet plus de rechercher au niveau de l'économique l'origine du politique. Ce n'est pas sur ce sol-là que s'enracine l'arbre généalogique de l’État. Il n'y a rien, dans le fonctionnement économique d'une société primitive, d'une société sans État, rien qui permette l'introduction de la différence entre plus riches et plus pauvres, car personne n'y éprouve le désir baroque de faire, posséder, paraître plus que son voisin » (p174).

 

Comme Clastres l'affirmait plus haut, « les sociétés primitives ne sont pas les embryons retardataires des sociétés ultérieures » (p169). Il y a une rupture radicale entre société primitive et société moderne, rupture que le recours aux rapports de production comme explication élude.

 

La question reste donc entière : « qu'est-ce qui a fait que l’État a cessé d'être impossible » ?

 

La guerre ?

Faut-il s'orienter vers la guerre ? En effet, on a vu que durant les périodes de conflits, les chefs de tribus acquéraient un certain pouvoir. Pourtant, comme le montrera l'Archéologie de la violence (1977), dans les sociétés primitives la guerre est quasi permanente et universelle. Comment, d’un coup, la guerre amènerait un changement aussi important et surtout pourquoi cela ne s’est pas fait bien plus tôt ?

 

Se peut-il qu'un chef plus ambitieux veuille profiter de ce pouvoir pour l'imposer définitivement ? Clastres répond négativement. C'est précisément là que le consensus s'impose. Si le désir de guerre du chef coïncide avec celui de la société, alors il sera suivi. Sinon, il est systématiquement ignoré. Pour nous en convaincre, l'ethnologue évoque deux exemples célèbres de chefs guerriers qui ont voulu imposer leur bellicisme, en vain.

 

Fousiwe : le chef guerrier sudaméricain Fousiwe voulu imposer aux siens une guerre qu'ils ne désiraient pas. Il se vit abandonné par sa tribu. Il ne lui restait plus qu'à mener seul cette guerre, et mourut criblé de flèches. « Le chef, comme possibilité de volonté de pouvoir, est d'avance condamné à mort ».

Geronimo : de la même manière, l'entreprise de Geronimo était vouée à l'échec. Après l'extermination totale de sa famille, Geronimo avait réussi à unifier diverses tribus apaches pour se venger des assassins. Il les conduisit au combat qui se termina par un succès complet pour les Apaches avec l’anéantissement de la garnison mexicaine. Mais le désir de vengeance de Geronimo dépassait largement celui des Apaches.

« Car si, pour les Apaches, satisfaits d'une victoire qui réalise parfaitement leur désir de vengeance, l'affaire est en quelque sorte classée, Geronimo, quant à lui, ne l'entend pas de cette oreille : il veut continuer à se venger des Mexicains, il estime insuffisante la défaite sanglante imposée aux soldats. Mais il ne peut, bien sûr, aller seul à l'attaque des villages mexicains. Il tente donc de convaincre les siens de repartir en expédition. En vain. La société apache, une fois atteint le but collectif - la vengeance - aspire au repos » (p180). Ainsi, Geronimo, dernier grand chef de guerre nord-américain, passa trente années de sa vie à vouloir « faire le chef », et n'y parvint jamais.

 

La pression démographique ?

Alors que Clastres affirmait dans un article précédent (« éléments de démographie amérindienne ») qu'on avait largement sous-estimé la démographie précolombienne, que les Tupi-Guarani notamment pouvaient atteindre une densité de peuplement proche de la France de la fin du XVIIIème siècle, il semble vouloir – sans songer à « substituer à un déterminisme économique un déterminisme démographique », précise-t-il – faire du facteur démographique un élément perturbateur. « Le poids sociologique du nombre de la population, la capacité que possède l'augmentation des densités d'ébranler - nous ne disons pas détruire - la société primitive » est en effet un facteur qui échappe, au moins en partie, au contrôle de la société.

 

Chez les mêmes Guarani, il constate en effet non seulement un peuplement plus dense que la norme locale, mais également « l’évidente tendance des chefferies à acquérir un pouvoir inconnu ailleurs. Les chefs Tupi-Guarani n'étaient certes pas des despotes, mais ils n'étaient plus tout à fait des chefs sans pouvoir » (p182).

Ainsi les Tupi-Guarani auraient pu représenter un cas de société primitive d'où pouvait surgir l'ébauche d'un pouvoir coercitif. Pour des raisons contingentes (Conquête du Nouveau Monde), cette évolution a été interrompue.

Notes de lecture - Pierre Clastres, La société contre l'État, 1974.

Le jésuite portugais Antonio Vieira prêchant en Amazonie

 

 

Pour autant, Clastres rejette ce facteur démographique, d'une façon un peu catégorique peut-être, pour lui substituer celui du prophétisme.

 

Le prophétisme ?

Ainsi, selon l'ethnologue, « nous pensons pouvoir répondre avec fermeté par la négative : ce n'est pas l'arrivée des Occidentaux qui a coupé court à l'émergence possible de l’État chez les Tupi-Guarani, mais bien un sursaut de la société elle-même en tant que société primitive, un sursaut, un soulèvement en quelque sorte dirigé, sinon explicitement contre les chefferies, du moins, par ses effets, destructeur du pouvoir des chefs. Nous voulons parler de cet étrange phénomène qui, dès les dernières décennies du XVème siècle, agitait les tribus Tupi-Guarani, la prédication enflammée de certains hommes qui, de groupe en groupe, appelaient les Indiens à tout abandonner pour se lancer à la recherche de la Terre sans Mal, du paradis terrestre » (p183).

 

Cette « fermeté » avec laquelle Clastres affirme que l'évolution démographique n'aurait pas pu aboutir à un État me paraît suspecte. On comprend mal ce revirement. La pression démographique est d’abord présentée comme un facteur pouvant intervenir dans l’apparition d’un pouvoir coercitif (p182), facteur difficilement contrôlable d’ailleurs, et d’un coup, il devient impossible que les Tupi-Guarani aient pu créer cet État (p183), même si la Conquête n’avait pas eu lieu. La logique voudrait que l'on reste dans le domaine de l'hypothétique. D’autant qu’un peu plus loin, il évoque de nouveau « l'irrésistible ascension des chefs » (p185). Certes, cette ascension pouvait (devait ?) être rejetée par les membres de la tribu, mais on ne comprend alors pas bien pour quelle raison elle représentera un danger comme cela nous est affirmé un peu plus loin.

 

L’ethnologue nous oriente de ce fait sur un autre facteur, conjoint à cette ascension des chefs. Ce facteur perturbant serait ni plus ni moins que « le discours des karai, c'est la parole prophétique, parole virulente, éminemment subversive d'appeler les Indiens à entreprendre ce qu'il faut bien reconnaître comme la destruction de la société » (p183), à savoir une migration religieuse dans l’espoir de trouver la Terre sans Mal. Le fait qu’une migration équivaut à une « destruction de la société » est ici affirmé mais non démontré.

 

Dans une société où « s'imposaient de plus en plus fortement la marque de l'autorité des chefs, le poids de leur pouvoir politique naissant », Clastres veut croire que le discours des prophètes est lucide en ce qu’ils « décelaient le malheur » probable dans lequel cette évolution de la société Tupi-Guarani les entraînait.

 

La migration religieuse proposée par les karai concorderait avec une position de « refus de la voie où la chefferie engageait la société, le refus du pouvoir politique séparé, le refus de l’État » (p184). C’est d’ailleurs ce refus de l’Unité si présent dans la métaphysique des Guarani dont parle l’article intitulé « De l’Un sans le Multiple » (p146-151) que Clastres traduit, sans être réellement convaincant, comme un refus de l’État, d’un pouvoir centralisé dans les mains d’un seul : « Le prophétisme Tupi-Guarani, c'est la tentative héroïque d'une société primitive pour abolir le malheur dans le refus radical de l'Un comme essence universelle de l’État » (p185).

 

Or le succès de ces entreprises migratoires interpelle : les karai furent bel et bien suivis par « des masses étonnantes d'Indiens fanatisés ». Ils parvenaient à unifier de nombreuses tribus dans la migration religieuse. Leur autorité devenait alors telle que les membres de la tribu pouvaient « les accompagner jusque dans la mort ».

 

Donc, là où les chefs (Geronimo, Fousiwe, etc.) échouaient, les prophètes parvenaient par la seule parole à imposer une autorité inédite jusqu’alors. Il faut cependant relever que du fait de la migration il est probable que la résistance de la société à un pouvoir centralisé s’en trouvât affaiblie.

 

 

 

CONCLUSION

 

Au final, comme Christophe Darmangeat le fera au sujet de l’origine de l’oppression des femmes dans son livre Le Communisme primitif n'est plus ce qu'il était, Clastres fait un tour d’horizon des différentes hypothèses pouvant expliquer l'origine du pouvoir coercitif, d'un pouvoir centralisé comme l’État.

 

Au bout de ce périple, Clastres semble vouloir nous orienter sur le prophétisme, une hypothèse somme toute banale, ce qui ne veut certes pas nécessairement dire erronée. Reste que l’on peut trouver assez paradoxal (mais nullement impossible !) que ce soient ceux qui voulaient sauver la société d'un pouvoir coercitif qui l'y entraînèrent.

J'aurais tendance à penser que Clastres se montre trop catégorique lorsqu'il affirme qu'il est IMPOSSIBLE qu'un chef réussisse à concentrer le pouvoir. Je ne suis pas certain de le suivre lorsqu'il veut nous amener sur la seule piste des prophètes (éternelles figures du mal ?). D'autres éléments, notamment démographique comme il le dit, ou encore guerrier, peuvent laisser croire qu'un chef pourrait acquérir quelque pouvoir. De même qu’il affirme que la migration pouvait amener la destruction de l’organisation sociale, de même affirmait-il que la démographie pouvait « ébranler la société primitive ». Il est donc étonnant de le sortir des hypothèses valides.

 

Autre question qui reste en suspens : doit-on penser que les membres des sociétés primitives refusaient consciemment l’instauration d’un pouvoir centralisé coercitif ? Certaines formulations de Clastres le suggèrent. La même problématique surgissait à la lecture d’Ivan Illich : dans quelle mesure les sociétés vernaculaires auraient fait le choix de se limiter à une technologie conviviale, c'est à dire maîtrisable par tout un chacun, afin que nul n'ait un pouvoir excessivement supérieur aux autres ? Lui aussi penchait pour l’affirmative. Mais le débat reste ouvert.

 

Le grand intérêt de ce livre ne réside donc pas dans les solutions qu'il propose mais dans sa tentative de nous sortir l'esprit de notre moderno-occidentalo-centrisme, de nous plonger dans la réalité de la vie primitive et de tenter de comprendre les ressorts de cette société. De ce point de vue, on peut dire que c'est une réelle réussite et la tentation est grande de relire sa Chronique des Indiens Guayaki [lien externe] (1972) ou encore le fameux Âge de pierre, âge d'abondance [lien externe] (1972) de Sahlins.

 

 

Notes de lecture - Pierre Clastres, La société contre l'État, 1974.

 

 

 

 

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