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PHILOSOPHIE, SOCIOLOGIE, POLITIQUE, HISTOIRE, EDUCATION, ENVIRONNEMENT, RECHERCHES EN SCIENCES HUMAINES

15 Jun

NOTES DE LECTURE – François Châtelet, La philosophie des professeurs, Grasset, 1970

Publié par J. CORREIA  - Catégories :  #philosophie, #sociologie

NOTES DE LECTURE – François Châtelet, La philosophie des professeurs, Grasset, 1970

Blanquer, ministre de l'Education, a récemment créé une vive émotion parmi les enseignants de philosophie en annonçant coup sur coup et la suppression de certaines notions clés du programme de philosophie et la création d'une discipline fusionnant lettres, histoire et philosophie sous le terme d'Humanités. La philosophie subsiste en tant que discipline à part mais voit son nombre d'heures restreint à 4h/semaine. A moyen terme, il est à craindre que cette réduction d'une initiation à une discipline spécifique, déjà limitée aux classes de premières et de terminales dans l'enseignement général, conduise à une chute du nombre de postulants aux facultés de philosophie, et à long terme à une disparition de cet enseignement. La suppression de notions quant à elle inquiète en ce qu'on supprime des notions qui soulevaient la problématique de la vie en société (le travail, l'inconscient...) au profit de vieilleries spiritualistes comme l'idée de Dieu1. Ce ne sont rien moins que Marx, Freud et Nietzsche, les philosophes du soupçon, que l'on retire du programme. Un acte qui ne manque pas de cohérence avec le repli autoritaire du gouvernement actuel, tentant de légiférer, amplifier le contrôle gouvernemental sur les réseaux sociaux dans le but allégué de contrer le pouvoir des fake news, alors que ce gouvernement en est le principal pourvoyeur, et à un rythme quasi quotidien (Castaner et l'attaque de l’Hôpital de la Salpêtrière, Marlène Schiappa et ses menaces de mort, Castaner et le rôle de la Police sous l'Occupation nazie, minimisation systématique et à peine crédible du nombre de manifestants, déni des violences policières, affaire Benalla, etc.). Il ne faudrait pas qu'on les soupçonne de...

 

Tout cela dans un contexte mondial plutôt anxiogène où certains pays comme le Japon et le Brésil annoncent vouloir couper les vivres aux facultés de philosophie et de sociologie, sous prétexte de réserver ces crédits à des facultés plus spécialisées, plus immédiatement utiles à la société.

 

Il paraît donc légitime de s'inquiéter des menaces qui pèsent sur l'enseignement de cette discipline.

 

Pourtant, en discutant de la suppression de la notion de travail, je me suis vu rétorqué : à quoi bon ? À quoi bon vouloir conserver telle ou telle notion plutôt qu'une autre ? N'est-ce pas tout l'enseignement de la philosophie qu'il faudrait refonder ? N'est-ce pas même le principe d'un examen de fin d'année qui est en question ? Tant que les élèves ne liront les textes que dans l'optique d'avoir une bonne note au Bac, comment pourraient-ils être amenés à philosopher réellement ? La philosophie se veut une discipline non intéressée et on ne demande aux élèves qu'une seule chose : viser une bonne note au Bac.

 

Il me revint alors en mémoire un vieil ouvrage de François Châtelet, La philosophie des professeurs (1970), qui revient sur les grandes notions qui forment le programme de philosophie en terminale. Il me parut opportun de relire ce livre et voir les réponses qu'il pouvait apporter sur cette question des notions.

 

C'est début des années 2000, peu après avoir quitté la faculté de philosophie, que je tombe un peu par hasard sur cet ouvrage. Sa lecture vint confirmer plusieurs de mes ressentis sur l'enseignement de cette discipline et me conforta dans ma décision d'y renoncer.

 

François Châtelet, qui aura consacré sa vie entière à la philosophie, fait ici une critique sans concession de l'enseignement tel qu'il est organisé en France.

Loin d'une critique abstraite, le livre de Châtelet se veut être une enquête sur ce que représente la philosophie en partant de l'étude concrète, de la dissection de ses programmes et de ses textes de référence. Selon son propos, il n'est qu'une étude préliminaire qui devrait être complétée par une véritable étude sociologique de la question. Un appel à une sociologie de la philosophie en quelque sorte. Dans des termes bourdieusien, on pourrait parler d'une étude du champ philosophique, de son fonctionnement, de sa signification sociale. Ce à quoi participent d'ailleurs certains sociologues2 mais qui n'a pas abouti, à ma connaissance, à un ouvrage de synthèse qui ferait autorité.

 

 

Châtelet s'appuie donc sur le programme officiel des cours de philosophie – il remonte pour cela jusqu'au début du XXème siècle – pour étayer son argumentation. On a alors sous nos yeux tout un héritage, qui remonte à Napoléon (l'organisation en 4 parties) et fait une large place à quelques figures mineures de la philosophie française, probablement connues des seuls historiens de la philosophie, comme Victor Cousin, Jules Lachelier, Jules Lagneau, Émile Boutroux et Alain à qui on a pourtant confier la charge d'élaborer les modalités d'enseignement de la philosophie. C'est donc là tout un héritage que la philosophie porte dans son programme.

 

Ce que va montrer cet essai est que cet héritage, en réalité, porte en son sein des valeurs qui ont pu évoluer avec le temps mais conservent une logique propre.

 

Ce que Châtelet appellera la P.S.U., la Philosophie Scolaire et Universitaire, transmet en effet certaines valeurs de l'idéologie dominante par le biais des Notions inscrites au programme.

 

 

 

CHAPITRE I : le Sujet

Première notion : JE.

Il s'agit là du lieu commun premier de la philosophie. Tout est organisé comme si le Je était le point de départ de tout.

Du Moi-je-conscience-sujet-individu-personne, on aborde la raison, et notamment la raison réflexive, celle qui prend conscience de sa conscience...

Par un prisme psychologisant, le cours de philosophie amène l'élève à comprendre qu'il est d'abord une conscience.

 

C'est ce que l'auteur appelle la psychophilosophie, promue par la Philosophie Scolaire et Universitaire. On y perçoit l'expression d' « une idéologie, qu'elle digère et supporte, qu'elle véhicule ».

Partir du sujet n'a en effet rien d'anodin. Pour une critique philosophique de toute pensée qui prend comme point de départ l'individu voire notamment l'excellent essai de Miguel Benasayag, Le mythe de l'individu (1998) qui démontre ses contradictions théoriques et, en outre, recontextualise cette pétition de principe dans l'histoire en en montrant le lien avec l'essor du capitalisme.

 

Pour convaincre l'élève de l'importance de cette conscience réflexive, la philosophie scolaire et universitaire institue artificiellement son antithèse : la pensée non philosophique ou vulgaire.

Cet homme commun que l'on réduit à la généralité vulgaire est une construction idéale et arbitraire. La philosophie scolaire et universitaire a besoin de ce médiocre objet contre quoi elle va diriger sa critique.

L'homme commun doit nécessairement avoir une pensée vulgaire, partiale, subjective afin que la philosophie apporte à l'élève une pensée supérieure, lucide, objective, impartiale, car réfléchie.

On construit ainsi une image de l'apprenti philosophe, comme presque adulte : « une progression abstraite qui conduit de la conscience naturelle au Moi-Je volontaire et organisé, à la personne désormais capable de vouloir le Vrai, le Bien et le Beau ».

On lui attribue un « statut péremptoire qui le fait maître de son discours, libre, comme sujet... ».

Il y a là quelque chose de très rassurant, qui vient apaiser les angoisses qui rongent l'adolescent : tous les malheurs du monde sont ainsi amortis, abolis car perçus comme étant la résultante d'une pensée vulgaire : « Les pratiques contradictoires et meurtrières qui déchirent les sociétés sont désormais amorties, abolies : elles se fondent dans le creuset facile désigné comme 'pensée vulgaire' ».

Très opportunément, la philosophie vient former le jugement du jeune adulte et les problèmes du monde seront bien vite résolus, car lui ne reproduira pas les erreurs de la pensée vulgaire...

 

Châtelet n'invente rien. C'est déjà ce sentiment de supériorité dispensé dans les cours de philosophie que fustigeait le philosophe Paul Nizan dans son célèbre ouvrage :

« On rencontre cependant tous ces gens, tous ces jeunes gens qui croient que tous les travaux formellement philosophiques amènent un profit à l'espèce humaine, parce qu'on leur a persuadé qu'il en va ainsi de toutes les tâches spirituelles. Avoir de bonnes intentions, c'est d'autre part, et pour parler gros, vouloir précisément ce profit. On a appris à tous ces gens depuis la classe de septième, depuis l'école laïque que la plus haute valeur est l'esprit et qu'il mène le monde depuis l'éloignement de Dieu. À seize ans, qui donc n'a pas ces croyances de séminaristes ? J'eus par exemple ces pensées. Sous prétexte que je lisais tard des livres en comprenant plus facilement qu'un ajusteur n'eût fait le divertissement de Pascal et le règne des Volontés Raisonnables, je ne me prenais pas pour un homme anonyme, je croyais docilement que l'ouvrier dans la rue, le paysan dans sa ferme me devaient de la reconnaissance puisque je me consacrais d'une manière noble, pure et désintéressée à la spécialité du spirituel au profit de l'homme en général, qui comprend, parmi ses espèces, des ouvriers et des fermiers. Mes maîtres faisaient tout pour m'entretenir au sein d'une illusion si agréable pour eux-mêmes ».3

 

 

 

Remarque : si la notion de Sujet a conservé jusqu'à aujourd'hui un aspect central dans le programme de philosophie, il faut toutefois remarquer qu'elle est actuellement sur la sellette dans le cadre de la réforme de Blanquer4. D'après les échos qu'on peut en avoir, le sujet serait délaissé au profit d'une conception scientiste des neurosciences, chères à Blanquer.

 

 

 

 

CHAPITRE II : l'Homme

Deuxième notion abordée : l'Homme.

Concept flou qui permet à la philosophie de reprendre la main sur divers domaines que la science lui aurait confisqué : sociologie, psychologie, biologie...

 

La notion d'Homme a le grand avantage d'être une notion pour le moins élastique. L'auteur rappelle que Louis Althusser et Michel Foucault ont montré, avec pertinence et vigueur, que « le concept d'homme est aujourd'hui si confus, si pléthorique qu'il constitue un obstacle majeur à une intellection scientifique du devenir des sociétés et que toute théorie critique passe par sa destruction systématique ».

 

La notion d'homme permet entre autres d'aller chercher des preuves là où les nécessités rhétoriques nous y invitent, sans qu'il en coûte la moindre contradiction. Un peu comme si un biologiste, devant une difficulté dans sa démonstration allait recourir à un raisonnement métaphysique, tout en ayant basé son exposé sur une référence littéraire. La notion d'Homme est si vaste qu'elle permet ce genre de sauvetage.

 

C'est un constat que je faisais en mon temps, les études de philosophie ne donnent pas réellement accès à une véritable méthodologie structurée pour philosopher. Et ce y compris au niveau universitaire. Au mieux, on a le raisonnement abstrait, au pire la rhétorique (effets de style, goût pour le paradoxe, le coup d'éclat, les phrases jugées profondes, etc.).

Une critique assez récurrente en réalité.

 

Tout cela demeurerait dans le domaine de l'acceptable s'il n'y avait pas cette prétention de la philosophie à surpasser les autres disciplines, et à être la seule à pouvoir apporter des preuves décisives, jusqu'à fonder les autres savoirs.

 

 

Tout se passe comme si l'enseignement de la philosophie se complaisait dans l'ignorance totale du labeur. Le philosophe ne veut pas se salir les mains, c'est ce qu'écrivait également le sociologue Pierre Bourdieu :

« Le sens de la dignité philosophique, qui permet au dernier des philosophes de se sentir en droit de regarder de haut les disciplines empiriques et ceux qui les pratiquent, a aussi sa rançon : l’effet de consécration, qui est associé à l’occupation d’une position dominante, est aussi ce qui interdit de déroger, et de se salir les mains dans les taches inférieures de la pensée, condamnant souvent ces dominants dominés par leur domination à identifier la hauteur théorique au verbalisme vague et péremptoire d’une pensée peu encombrée par la connaissance des choses. »5

 

 

 

Faisant des recherches sur la construction des connaissances chez les enfants, Piaget relevait aussi cette réticence de la philosophie à se pencher sur le réel. Le fondateur de l'épistémologie génétique écrivait ainsi :

« Des jeunes philosophes, parce que ce spécialisant dès l'accès aux Facultés dans une discipline que les plus grands auteurs de l'histoire de la philosophie n'ont abordée qu'après des années de recherches scientifiques, on les incite à croire qu'ils peuvent entrer de plain-pied dans les régions suprêmes du savoir, alors que ni eux ni parfois leurs maîtres n'ont la moindre expérience de ce qu'est la conquête et la vérification d'une connaissance particulière

[...]

On trouve ainsi des étudiants devenus spécialistes de la synthèse avant toute analyse, ou entrant de plein pied dans le monde transcendantal avec d'autant plus de facilité qu'ils ignorent toute empirie ».

C'est tout l'inverse qu'il faudrait faire :

« Contrairement à aux opinions du sens commun, il est donc beaucoup plus difficile de constater des faits et de les analyser que de réfléchir ou de déduire, et c'est pourquoi les sciences expérimentales sont nées bien après les disciplines déductives, celles-ci constituant à la fois le cadre et la condition nécessaires de celles-là, mais nullement suffisants. »6

 

 

 

A l'inverse, même lorsqu'elle se cantonne à son seul domaine, la rigueur méthodologique ne semble pas de mise. François Châtelet développe quelques exemples où la philosophie scolaire et universitaire dénature passablement les propos de penseurs tels que Descartes, Kant, Hegel.

Leur œuvre est le plus souvent réduite à une caricature affreusement abstraite pour les faire rentrer dans un raisonnement dialectique. Ainsi on lit bien le Discours de la méthode, mais rarement la dioptrique ou les météores qui l'accompagnent.

 

Il faut lire ces pages où on sent toute la lassitude d'un professeur de philosophie qui a enseigné pendant des années et des années aux élèves de terminale à présenter la position d'un auteur pour la réfuter ensuite par un autre pour terminer par un troisième auteur qui en fera la synthèse. Et ce à peu près sur toutes les notions prévues dans le programme.

 

De fait, l’œuvre d'un philosophe ne peut que difficilement être saisie dans le cadre d'un cours de philosophie qui se limite au raisonnement abstrait et dont le but principal, sinon unique, est de permettre à l'élève de s'en tirer avec une bonne note au Bac.

 

 

 

 

CHAPITRE III : le concret

La notion de concret permet le recours aux faits.

« c'est que le philosophe, enfin lassé de ces longs voyages dans l'intériorité, en vient au 'concret' »

 

Le plus souvent, le recours au concret permet d'illustrer une idée généralement reprise de la pensée dominante :

« A ce niveau, l'opération de retour au concret, qui avait pu faire illusion, révèle sa signification : il s'agit tout simplement de faire passer, sous la caution de la philosophie et de sa tradition, les notions que véhiculent les moyens de communication dits de masse, manifestations plus ou moins subtiles des valeurs que sécrète le pouvoir. Quand elle doit en venir au fait la P.S.U. est à son plus bas niveau. Elle avoue, alors, ce qu'elle ne peut pas manquer d'être : un miroir fidèle de l'institution qui l'institue. »

 

Châtelet lève un pan du voile sur le lien entre l'idéologie dominante (pris ici dans un sens très général) et l'enseignement de la philosophie.

 

Il illustre son propos par un exemple de cours qui oppose capitalisme et socialisme très schématiquement pour conclure, tout en préservant le devoir de neutralité du professeur, que les deux sont problématiques. Les faits nous permettent de constater que le capitalisme recours à l'État, que l'actionnariat se démocratise, etc.. tandis que le communisme tend à devenir moins dictatorial. Donc, que tout est prêt pour la grande réconciliation. Écrivant dans les années 70, Châtelet avait donc pressenti cette mode qui sera à son paroxysme dans les années 80 qui verront l'arrivée au pouvoir du socialisme en France et l'ouverture de la Chine à l'économie de marché comme la preuve que tout est prêt pour une synthèse capitalo-communiste... que personne ne verra jamais !

 

 

 

CHAPITRE IV : l'histoire de la philosophie

Afin de rendre plus vivant ses cours, de ne pas se limiter à une fastidieuse recension chronologique des idées, l'enseignant en philosophie tente souvent de faire revivre les joutes entre les grands esprits des siècles passés.

Le problème que souligne l'auteur est que : « le jeu étant déjà joué, elle doit feindre de le jouer »

Nous sommes en quelque sorte dans la comédie, la pièce de théâtre.

« On administre des débats dont la désuétude apparaît bien vite ». Et parmi ces débats désuets, on pourrait rappeler celui sur le grave danger qui menacerait le Moi-Je-Conscience-Sujet, le solipsisme de Berkeley, dont on a bien évidemment pris soin de réduire auparavant à une affreuse caricature abstraite ! Terrible coup de théâtre où l'élève se débarrasse, par la conscience d'Autrui, d'un problème qu'il vient pourtant juste de découvrir... ! Comme le disait Châtelet précédemment, la philosophie scolaire érige de faux problèmes pour pouvoir le détruire par une caricature de raisonnement.

 

Ce qui ne laisse pas de poser question sur la pertinence de l'enseignement avec une telle méthodologie plus littéraire que scientifique, plus approximative que précise, plus rhétorique que logique.

 

Et je rappellerai ici encore les propos de Pierre Bourdieu qui confirme que dans son processus de réactualisation des idées philosophiques, l'enseignant dénature le plus souvent les textes sur lesquels il s'appuie :

« L’usage ordinaire des textes du passé suppose [...] une déshistoricisation qui est une véritable déréalisation : la philosophie de l’histoire de la philosophie comme philosophia perennis n’est que la réalisation des présupposés engagés dans la pratique la plus commune du professeur de philosophie comme lector, le commentaire. La lecture, que l’idéologie professionnelle des professeurs et des critiques décrit comme acte de 're-création' prétendant rééditer la 'création' elle-même, est le moment décisif de la transformation des productions littéraires ou philosophiques en habitus : la technique pédagogique de l’actualisation – justifiée par le souci de rendre les auteurs et les textes 'vivants' et par là 'intéressants' - produit l’anachronisme d'un discours qui est à la fois situé et daté et achronique et qui, même lorsqu’il se croit fidèle à la lettre et à l’esprit des pensées qu’il veut simplement reproduire, les transforme, mais de manière toute à fait inconsciente. ».7

 

Force est de constater qu'il en va de même avec les citations dans les dissertations des élèves. La citation, élément pratique qui vient illustrer une idée, est bien souvent totalement extirpée de son contexte : « Non seulement on extrait le penseur de son contexte historique et encore on abolit le cadre logique » nous dit Châtelet.

Par exemple, pour Descartes on omet de préciser le rapport du philosophe avec les travaux de Galilée et on oublie l'ordre interne du développement de la pensée, de la publication des œuvres, etc.

Comment, dans ces conditions, aboutir à autre chose qu'une simple compilation, qu'à un éclectisme plus ou moins ordonné selon des problématiques qui n'ont rien à voir avec celles traitées par les grands philosophes ?

 

Dans son recours à la citation, la philosophie académique refuse d'y voir un argument d'autorité. D'où cette mise en scène. Mais il y a, comme le souligne Châtelet, contradiction à affirmer que l'Aristoteles dixit ne joue plus, et pourtant fonder son programme sur des lectures obligatoires de textes, dûment répertoriés.

 

On en revient ici, il me semble, à la crise contemporaine de la philosophie où, dépassée par les réussites de la science, la philosophie ne semble plus pouvoir accoucher de grandes doctrines qui ont fait sa renommée dans l'histoire. Toute cette dramatisation dans les cours académiques n'est-elle pas au fond une réaction face à cette tragédie, face à l'absence d'une grande philosophie capable de dépasser les grands systèmes du passé ?

C'est ce que semble suggérer Châtelet lorsqu’il écrit :

« C'est une situation propre à la philosophie française contemporaine. Administrant l'impossibilité actuelle de la philosophie de style traditionnel à construire des systèmes ou des doctrines, constatant l'incapacité effective de la spéculation à faire mieux autrement que Hegel, elle a trois manières, entre autres, de fuir en avant » :

  • S'adonner aux sciences humaines

  • S'installer dans l'essayisme

  • Faire de l'histoire de la philosophie

Châtelet estime cette dernière voie comme la plus courageuse et constate qu'elle constitue l'essentiel des travaux philosophiques contemporains.

« Le passé philosophique est devenu un objet au même titre, apparemment, qu'étaient objet de la réflexion de Descartes ou de Kant la physique de Galilée ou celle de Newton. »

 

 


 

CHAPITRE V : les sciences de la nature

Le traitement des sciences dans les cours de philosophie est tout aussi révélateur.

« Lorsque la philosophie scolaire et universitaire fait apparaître les sciences de la nature c'est pour les faire comparaître ; pour les soumettre, d'entrée de jeu, au tribunal, à l'arbitrage du pur savoir, du jugement philosophique dépositaire de la vérité. »

Tout cela ne vise qu'à « les remettre à leur place, honorable, mais inférieure ».

Depuis Victor Cousin et Auguste Comte, la philosophie estime que « les activités scientifiques sont orphelines, prêtes à toutes les compromissions utilitaristes, lorsqu'elles ne sont pas contrôlées par le pur savoir philosophique... ».

 

Il y a derrière tout cela une ontologie à peine implicite dont on connaît bien la signification morale. C'est que la science est engluée dans le concret elle ne peut accéder à l'Être. Il y a là une assurance, jamais questionnée, que seule la philosophie est prémunie contre l'utilitarisme, que seule la philosophie est exempte de toute récupération idéologique. Il y a indéniablement chez les philosophes une forte tendance à se penser comme des professionnels de la lucidité et de la réflexivité dont la philosophie seule aurait le monopole.

 

Pour une discipline qui se veut championne en matière de remise en cause intégrale, il est étonnant de constater qu'elle conserve un pré carré non questionné, à savoir sa propre situation par rapport aux autres disciplines.

 

Nous revenons ainsi à cette supposée supériorité de la philosophie sur les autres domaines du savoir.

Le sociologue Raphaël Desanti a mené en 2004 une enquête sur la perception que les étudiants en philosophie ont vis-à-vis d'autres disciplines, et notamment la sociologie. Il écrivait :

« La réception de la sociologie chez les apprentis philosophes doit être comprise, du moins en partie, à l’aune de la posture épistémique particulière que tend à leur transmettre les enseignants de leur discipline. Certaines études nous rappellent que le sens de la hauteur, le discours de l’importance, l’ambition traditionnellement totalisante de la philosophie reste encore au principe de son expression dans l’univers scolaire. En reprenant les propos de Durkheim sur l’enseignement de la philosophie en France, Louis Pinto insiste sur la pérennité des dispositions invariantes attachées à cette discipline : culte du brillant et de l’originalité, formalisme métaphysique, tendance au mysticisme, goût pour ce qui est a priori indépendant de l’expérience ».8

 

 

Chapitre VI Les sciences de l'homme

Celles-ci on ne les rejette pas, on les ajoute. La philosophie veut y voir une complémentarité.

Chatelet prend plusieurs exemples de disciplines qui posent pourtant problème à l'académisme en ce qu'elles renouvellent les champs de recherches : la linguistique, l'ethnologie, etc.

La linguistique, avec des penseurs aussi éminents que Saussure ou Chomsky, apparaît comme une science rigoureuse et d'une surprenante fécondité. La linguistique « ressuscite l'intérêt pour des aspects de la pensée philosophique vivante que la P.S.U avait complètement oblitéré ».

 

Encore une fois, passé à la moulinette de la P.S.U., tout cela est malheureusement bien vite réduit à de simples illustrations pour dissertations.

 

 

 

Conclusion :

Le texte de François Châtelet devance donc d'une ou deux décennies les analyses de divers sociologues sur l'enseignement de la philosophie en France. De ce texte découle le sentiment que la philosophie instituée ne semble fabriquer que « des lieux communs dont se serviront les citoyens qui pourront s'exprimer publiquement ». A terme, les cours de philosophie dispensés en France, ne permettraient nullement de faire émerger une communauté de citoyens matures, responsables et raisonnables. Elle n'offre que la possibilité, à ceux qui auront voix au chapitre, d'enrichir un peu plus l'éventail des procédés rhétoriques à leur disposition.

 

Je ne pense pas connaître un professeur de philosophie qui estime aujourd'hui que l'enseignement de cette matière soit parfait. L'épreuve de philosophie du baccalauréat a toujours suscité d'âpres débats. Mais, comme pour toute chose, le philosophe n'étant guère au-dessus des lois, il faut bien s'y astreindre. En principe l'institution laisse le professeur libre de modeler ses cours comme il veut. Mais cette liberté est bien abstraite puisqu'il y a sanction en fin d'année : le Bac. François Châtelet moque ainsi « les modalités d'examen qu'on moque, mais qu'on supporte finalement et qu'on administre ».

 

Et pourtant, et pourtant nombre de professeurs tentent, dans le cadre de plus en plus restreint qui leur est imposé, de composer avec le programme, de faire émerger autre chose que le simple bachotage d'une matière obscure.

 

La question du début est évidemment rhétorique et c'est malheureusement une question à laquelle ne répond que très partiellement, selon moi, François Châtelet. Dans sa conclusion, François Châtelet s'interroge : « Faut-il donc tenir pour la suppression pure et simple de l'enseignement philosophique ? ». Nullement ! « Reste donc ceci, à quoi nous avons essayé de travailler dans cet essai : utiliser ce lieu qu'est l'enseignement de la philosophie dans les lycées et dans les facultés pour critiquer cet enseignement, son programme, les modalités des examens et concours, ... »

En ce qui concerne le programme, François Châtelet déclare qu'il serait absurde de proposer une quelconque réforme. En tout état de cause, aujourd'hui la suppression d'une notion ou d'une autre semble une menace moindre que la fusion Lettres/Philosophie qui fait disparaître la spécificité de la recherche philosophique. Elle tire de surcroît la philosophie vers son aspect littéraire, voire rhétorique, et donne l'impression d'un retour à cette époque, très « ancien monde », où l'on « faisait ses humanités ». C'est donc la spécificité de la philosophie qui est en jeu.

 

L'enjeu me paraît lourd, la menace tangible.

Le débat devrait être au rendez-vous mais les enseignants ne peuvent guère attendre cela d'un gouvernement qui fait la sourde oreille face aux protestations émergeant d'un peu partout, de tous les secteurs, de toutes les classes sociales (non aisées), qui grondent depuis plus d'un an. Ils ne peuvent attendre cela d'un Président qui conçoit le débat comme un grand monologue autosatisfaisant.

 

Malgré les critiques, l'apprentissage de la philosophie me paraît rester un gage de lucidité. Face à la crise sociale aiguë des gilets jaunes, où jamais la manipulation médiatique et gouvernementale n'aura été aussi intense et éhontée, je constate qu'une large part des professeurs de philosophie ont su raison garder, dénoncer les dérives autoritaires d'un gouvernement en perte de légitimité, voire s'engager sur le terrain. Cette palme ne revient bien sûr pas qu'à eux, les professeurs des autres disciplines ont tout autant réagi, mais il est dès lors évident que relayer l'idéologie dominante n'est pas la seule vocation du professeur de philosophie, au moins en temps de crise.

 

Il ne s'agit jamais pour l'auteur de La Philosophie des professeurs, comme pour l'auteur de ces lignes, de dénigrer les œuvres des grands philosophes ou la portée de leurs réflexions, mais de bien comprendre que la retranscription qu'on en trouve dans les cours de philosophie contemporains ne peut, en l'état actuel, en être ne serait-ce que l'introduction, encore moins la vulgarisation.

François Châtelet affirme y voir une retranscription plus ou moins élaborée de l'idéologie dominante, « une légitimation en même temps que l'arôme spirituel de l'ordre bourgeois ». Mais l'actualité nous montre que ce n'est en rien une fatalité.

 

 

1Au 10 juin 2019, suite à la mobilisation du corps enseignant, les notions de Travail et Inconscient semblent avoir été réintégrées, sans que l'idée de Dieu ne disparaisse, et sans que le programme ne soit beaucoup plus clair qu'avant.

2Voir sur ce sujet les numéros consacrés des Actes de la Recherches, notamment les n°135, 109 & 47/48. Et en particulier Louis PINTO, L’inconscient scolaire des philosophes, Actes de la Recherche en sciences sociales n°135, 2000 & Charles Soulié, Anatomie du goût philosophique, Actes de la recherche en sciences sociales n°109, 1995.

3Paul Nizan, Les chiens de garde, Rieder, 1932.

4https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/05/11/nouveaux-programmes-de-philosophie-on-voit-disparaitre-la-notion-cle-de-la-pensee-elle-meme-le-sujet_5460817_3232.html?fbclid=IwAR0gcq08KaC3RZyMly63IuG01CxC5pyYikyHOcB6v93SPsi-6Tzmk-8Oelc

5Bourdieu, Les sciences sociales et la philosophie, Actes de la recherche en sciences sociales n°47, 1983.

6Piaget, Sagesse et illusion de la philosophie, PUF, 1965.

7Bourdieu, Les sciences sociales et la philosophie, Actes de la recherche en sciences sociales n°47, 1983.

8Raphaël Desanti, La réception de la sociologie dans deux publics étudiants en formation, Revue Idées n°137, 2004

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