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PHILOSOPHIE, SOCIOLOGIE, POLITIQUE, HISTOIRE, EDUCATION, ENVIRONNEMENT, RECHERCHES EN SCIENCES HUMAINES

30 Jun

Notes de lecture - Ugo Palheta, La possibilité du fascisme, La Découverte, 2018

Publié par J. CORREIA  - Catégories :  #sociologie

Notes de lecture - Ugo Palheta, La possibilité du fascisme, La Découverte, 2018

 

Ugo Palheta est sociologue et maître de conférence en sciences de l'éducation. Basé sur une bibliographie très fournie, son essai évoque la possibilité de l'avènement d'un régime fasciste de nos jours. C'est sans doute, à ce jour, l'un des essais les plus rigoureux sur le sujet, l'un des plus lucides, l'un des plus clairs aussi.

Il ne s'agit ni d'un traité théorique sur le fascisme ni d'un livre d'enquête sur l'extrême droite contemporaine. L'auteur renvoie dos à dos les approches philosophiques d'une trop grande généralité et les approches historiques qui singularisent à l'excès chaque variété de fascisme. L'objectif du livre est de cerner le péril fasciste qui menace notre époque. Dès les premières pages, l'auteur nous précise en effet que le fascisme doit être considéré « non comme une hypothèse abstraite mais comme une possibilité concrète ». Ici et maintenant.

 

Face au virage ultra-autoritaire des derniers gouvernements (Sarkozy, Hollande, Macron), à la résurgence de problématiques xénophobes, antisémites et/ou islamophobes, il semble en effet plus que pertinent de s'interroger sur les conditions de possibilité d'un régime fasciste de nos jours. Il serait a contrario totalement irresponsable de refuser d'examiner les liens entre l'extrême-droite actuelle et le danger fasciste.

 

Le sociologue propose donc, dans cet essai, d'établir une définition minimale du fascisme et de voir en quoi celui-ci serait possible en France aujourd'hui.

 

 

 

CHAPITRE I le retour (du concept) de fascisme

 

Premier constat, la conceptualisation du fascisme s'est globalement délitée depuis la chute des régimes fascistes en Europe. La raison étant qu'on pense en avoir fini avec ce genre de régime. Cela rend nécessairement plus difficile l'analyse de ce phénomène et compromet notre capacité d'anticipation d'un tel désastre.

Autre fait qui vient brouiller encore un peu plus la réflexion : le consensus académique et médiatique autour de la catégorie de populisme. Ugo Palheta fait observer que cette notion joue le même rôle confusionniste de mise en équivalence entre l'extrême droite et la gauche radicale que le concept de totalitarisme du temps de la guerre froide.

Fondé principalement sur une vague accusation de démagogie, on voit mal comment une telle définition qui s'applique à un ensemble excessivement vaste de phénomènes politiques pourrait permettre des distinctions utiles. Et l'auteur n'a pas de mal à montrer combien cette notion est aussi incertaine qu'instable ; « en réalité, personne ne sait véritablement de quoi le populisme est - ou pourrait être – le nom ».

 

 

Définir le concept de fascisme

 

Selon l'auteur, le fascisme se définit à minima comme « un mélange d'ultra autoritarisme et de nationalisme extrême, toujours couplée à la xénophobie et généralement au racisme »

 

S'arrêter à la seule dimension autoritaire constituerait en effet une erreur certaine. Ce n'est assurément pas la même chose de se battre contre un état fasciste ou contre un état libéral, même en voie de durcissement.

 

Le sociologue dénonce les usages caoutchouteux du concept de fascisme. Lorsqu'on assimile le néolibéralisme autoritaire au fascisme, c'est à l'évidence une utilisation polémique. On est bien loin de la précision analytique.

 

Point important donc, et qui rend à l'essai sa particularité (ou plutôt sa précision scientifique), c'est le refus de considérer l'actuel gouvernement LREM – qui surpasse indéniablement nombre de gouvernements passés en matière de répression physique et idéologique de la contestation – comme un pouvoir fasciste émergent, ou en puissance. Dans le cadre d'une enquête rigoureuse sur la possibilité du fascisme, il ne nous est pas permis de confondre état autoritaire et fascisme. Alors qu'on pouvait s'attendre, au vu du titre, à une critique des dérives fascisantes de l'actuel gouvernement, Ugo Palheta met les point sur les i et confirme qu'il faut distinguer LREM et FN. Aussi, le dernier chapitre sera-t-il exclusivement réservé au Front National.

 

Le sociologue estime qu'en qualifiant LREM de gouvernement fasciste, on oublie certains traits fondamentaux du fascisme : « la suspension des libertés politiques et civiles, la destruction par la violence de toute opposition et de tout contre-pouvoir, ou encore l'épuration de l'État… ».

 

A vrai dire, comme le rappelle l'auteur, il n'est nul besoin d'invoquer le concept de fascisme pour critiquer les dérives autoritaires du capitalisme. Une bonne façon de nous permettre d'éviter le point Godwin, ce fameux point où on se lance dans des comparaisons avec le fascisme dès lors que nos arguments n'arrivent pas à s'imposer...

 

En tout état de cause, ne pas qualifier LREM de fasciste n'empêche nullement de le critiquer en terme d'autoritarisme.

 

 

 

L'auteur insiste sur la dimension idéologique du fascisme : « un mouvement de masse qui prétend œuvrer à la régénération d'une communauté imaginaire par la purification ethno-raciale, par l'anéantissement de toute forme de conflit social et de toute contestation (politique, syndicale, religieuse, journalistique ou artistique) […] une terreur combinant l'étatique et l'extra étatique, les appareils répressifs d'État et la mobilisation de secteur de la population en relais au sein de milice de masse ».

 

C'est cette dimension idéologique qu'a clairement sous-estimé la critique marxiste. Celle-ci a en effet développé une conception instrumentaliste qui empêche de saisir la complexité et l'autonomie du fascisme. Dans cette optique le fascisme est réduit à un simple outil manié par la classe capitaliste ou une fraction de celle-ci. Il constituerait ainsi un phénomène purement réactif dont le seul but est de mater le mouvement ouvrier.

Toutes les études historiques invalident ce point de vue instrumentaliste et insistent sur le rôle central de la petite bourgeoisie en déclin, mais aussi sur son caractère multi-classiste.

L'auteur tient donc à souligner le dynamisme propre au fascisme et l'autonomie relative de l'instance politico-idéologique afin de ne pas sous-estimer le rôle éminent joué par le nationalisme et le racisme.

Il importe de ne pas nier la puissance des idéologies qui peuvent s'emparer des masses et devenir « une force matérielle » selon le mot de Marx.

 

L'image d’Épinal (instrumentaliste) qui prévalait dans la critique marxiste est malheureusment persistante : la bourgeoisie aurait eu recours au fascisme lorsque la situation sociale lui semblait explosive. En désespoir de cause elle se serait alors résolue aux méthodes violentes qu'elle réservait jusque-là aux colonies.

Mais, comme le fait remarquer intelligemment l'auteur, si on accepte cela, c'est, compte tenu de la faiblesse actuelle du mouvement ouvrier et de la gauche révolutionnaire, nier le danger du fascisme contemporain.

 

 

CHAPITRE II Une crise d'hégémonie

 

Le capitalisme implique la subordination et le consentement du travailleur.

 

Malgré la dénonciation dès le XIXème siècle par Proudhon (l'aubaine) et Marx (profit) de l'escroquerie que représente le mode de production capitaliste, celui-ci perdure et n'est que périodiquement et partiellement remis en cause. Pour parler avec des mots d'aujourd'hui : qu'est-ce qui explique que les 99% ne s'en prennent pas au 1% ?

Il y a évidemment une série d'acquis sociaux, culturels, idéologiques, politiques et institutionnels qui forment une contrepartie aux yeux du travailleur et gagnent son consentement.

C'est ce que Bourdieu avait nommé «la main gauche de l'État » : droit à une éducation, aux soins, aux minimas sociaux, etc.

 

En détruisant la « main gauche de l’État », les acquis sociaux, le néolibéralisme brise également ce qui rendait possible une part du consentement social.

S'ouvre alors une crise d'hégémonie, une crise où le pacte social semble rompu, où le corps social ne trouve plus de base idéologique pour conserver un semblant d'unité.

Ugo Palheta reprend ici, d'une manière très appropriée, la terminologie du philosophe Antonio Gramsci1. Ce concept va être très fructueux en terme de compréhension de l'actualité politique...

 

Les allusions au Discours sur la Servitude Volontaire d'Etienne de la Boétie sont aujourd'hui très fréquentes pour tenter d'expliquer pourquoi les 99% tolèrent que les 1% les gouvernent. Mais le sociologue rappelle à juste titre que tout n'est pas si simple :

« si les 99 % ne constituent pas le support possible d'une mobilisation sociale et politique contre l'indécente rapacité des 1%, ce n'est pas simplement en raison d'une servitude volontaire c'est d'abord qu'ils ne constituent nullement un ensemble homogène » (Pour une critique approfondie de cette idée de servitude volontaire, voir mon compte-rendu de lecture du Discours de La Boetie).

 

 

Le sacre de l'extrême-centre2 : dernier arrêt avant bifurcation ?

Cette crise d'hégémonie a pour cadre, en France, la décomposition du champ politique. L'actuel Président a profité tout autant de l'effondrement prévisible d'un PS entièrement voué à la cause patronale durant 5 ans que de l'ensevelissement sous les accusations de détournement de fonds publics du candidat LR.

Voilà comment, et grâce aux institutions de la 5e République, on en arrive à avoir un président élu par seulement 24 % des votes au premier tour.

 

L'auteur doute que cet effondrement des deux pôles politiques traditionnels (gauche/droite) soit un avantage :

« A tout prendre, l'alternance réglée entre le PS et la droite, entre une austère rigueur et une rigoureuse austérité, demeurait un moyen plus commode pour imposer des régressions sociales tout en maintenant l'illusion d'un changement possible. Il est douteux que, du point de vue du patronat, les bénéfices de l'alternance sans alternative soient compensés par l'illusoire nouveauté de Macron et de son mouvement. »

 

Le projet néolibéral d'Emmanuel Macron et de son parti est de « briser le modèle social français en écrasant les acquis des luttes passées et en annihilant la combativité présente ».

Ce projet vise à soumettre intégralement aux logiques de valorisation capitaliste toute la vie sociale et publique. C'est tout l'Etat et ses institutions que l'on cherche à refonder intégralement sur le modèle des directions d'entreprises.

La classe dirigeante doit pour pour cela dissimuler à court terme son œuvre de destruction, et travailler à long terme à transformer les mentalités elles-mêmes.

 

Sauf qu'en finir avec les acquis sociaux c'est en finir avec des stabilisateurs de la société et prendre le risque que la situation ne devienne explosive et incontrôlable. « Or sans hégémonie durable et face à une contestation persistante, la politique capitaliste tend insensiblement à se muer en pure et simple police… ». Le virage ultra-autoritaire du gouvernement ne relève pas du hasard ou du caprice d'un prince. Il est la suite logique d'une telle politique.

 

 

 

CHAPITRE III vers l'état néolibéral autoritaire

 

Ce chapitre aborde le problème de l'état néolibéral autoritaire et de sa distinction du fascisme.

A ce stade, on pourrait craindre qu'à force de vouloir séparer fascisme et régime dictatorial, l'auteur n'en vienne à oublier en quoi l'un prépare l'autre… Il n'en n'est rien.

 

Le projet néolibéral décrit ci-dessus met clairement « en péril les médiations politiques et institutionnelles à travers lesquelles le consentement des subalternes était obtenu pacifiquement dans la période antérieure […] En découle une situation de domination sans hégémonie, qui enferme les possédants dans une spirale de radicalisation autoritaire. Cela implique en particulier le recours à des formes politico-juridiques de moins en moins démocratiques

Exemple : recours au 49-3 pour imposer la loi de travail en 2016, ; ordonnances Macron dès son arrivée au pouvoir, etc.

Ugo Palheta parle d'un abandon tendanciel des formes démocratiques libérales par les classes dirigeantes. Cet agenda libéral dé-démocratisation est ancien. Il remonte au moins aux années 70 avec la Commission Trilatérale où oeuvrait Samuel Huntington, l'idéologue du choc des civilisations.

 

 

Pour bien faire comprendre cette idée, l'auteur se voit contraint de déconstruire un mythe : le caractère supposé démocratique du capitalisme, le lien intrinsèque qu'il y aurait entre capitalisme et démocratie. Les exemples de violences pratiquées par des démocraties occidentales ne manquent pas. Le colonialisme n'en étant qu'un exemple parmi d'autres.

 

En France plus particulièrement, la tradition d'exercice du pouvoir est la plus éloignée des standards démocratiques minimaux. Depuis de Gaulle en 1958 on peut parler d'État fort. Les structures parlementaires sont marginalisées, le président dispose d'un pouvoir démesuré.

Depuis les attentats de 2015, l'état d'urgence a évidemment entraîné de fortes régressions dans les droits des citoyens. Selon l'auteur, ces lois seraient tombées à pic pour contrer les manifestations de masse pour la justice climatique lors de la COP21 à Paris (automne 2015). Ce que confirmera le président Hollande lui-même.

 

L'ultra-autoritarisme du gouvernement actuel est indéniable (voir à ce sujet l'excellent Repression de Vanessa Codaccioni). Et le sociologue montre comment le fascisme se nourrit de ce durcissement autoritaire :

  • L'autoritarisme tend à accoutumer les élites politiques traditionnelles au recours croissant à des procédures d'exception et à des formes intensifiées de répression,

  • Il légitime par avance les solutions proposées par les fascistes,

  • Il habitue les populations à voir leurs droits politiques fondamentaux restreints,

  • Il renforce et autonomise cet appareil répressif d'État dans lequel l'extrême droite trouve généralement de solides points d'appui,

  • Il contribue à forger un arsenal juridique qui donne immédiatement à l'extrême droite les moyens de bâtir un pouvoir dictatorial si elle arrive au pouvoir.

 

Mais le sociologue récuse tout lien mécanique. Ce n'est pas parce qu'un gouvernement connaît un repli autoritaire que la situation aboutira nécessairement à un régime fasciste.

 

Contrairement aux schèmes de la vulgate marxiste, le fascisme n'est pas un recours à la force que les capitalistes seraient tentés de mettre en pratique dès lors que la contestation sociale se fait un peu virulente. Le fascisme n'est pas un simple instrument à leur entière disposition. Ils y voient un risque : celui de ne plus tout maîtriser. Elle ne s'y résoudra qu'en désespoir de cause et partiellement.

 

« Le fascisme ne constitue donc ni le destin inexorable des démocraties capitalistes, ni la volonté inavouable mais inflexible des classes dirigeantes. »

 

S'il y a bien une chose que les classes dominantes n'abandonneront pas facilement, c'est bien leur statut de dominant justement, leur contrôle et leur mainmise sur tous les aspects de la vie en société.

 

En sapant les fondements de l'ancien modèle d'État, l'État néolibéral coupe la branche sur laquelle il est assis. Il s'ampute de sa main gauche, pour filer la métaphore de Bourdieu.

Tandis que les anciens États capitalistes conservaient une possibilité d'intervenir activement dans la sphère économique et ainsi de réduire les crises, l’État néolibéral réduit son autonomie vis-à-vis des classes dominantes, à la plus grande joie de ces dernières.

 

La classe politique a donc de plus en plus de mal à faire jouer le mythe d'un état indépendant au-dessus des classes. Ainsi Sarkozy, Hollande et Macron ont tous trois été très rapidement perçus comme présidents des riches. Ce qui contribue immanquablement à aggraver la crise d'hégémonie.

 

Si le repli autoritaire de l'actuel gouvernement est patent, il occasionne par ailleurs un bouleversement idéologique conséquent.

 

 

CHAPITRE IV l'offensive nationaliste et raciste

 

« La tentation est forte, parvenu à ce point de l'analyse, de présumer que le pouvoir et l'ordre ne tiendraient plus en France que par l'emploi de la force. Nous serions déjà passé, pour employer des catégories gramsciennes, de l'hégémonie à la domination, uniquement fondée sur l'exercice de la violence d'État. »

Ugo Palheta prend ses distances avec cette critique polémique : c'est faux. Diriger uniquement par la force est trop périlleux. Au contraire on voit bien que Macron, comme Sarkozy, bataille intensément sur le plan idéologique. La péripétie du « Grand Débat », que l'on aurait mieux fait de nommer « Grand Monologue », confirmera a posteriori cette thèse.

Ce repli autoritaire, qui ne peut s'avouer son véritable rôle3, se doit de trouver des justifications idéologiques.

 

Le racisme et la xénophobie comme nouvel axe de lutte pour l'hégémonie.

A ce stade, il convient de prendre conscience aujourd'hui de « l'émergence de la question raciale comme l'un des axes structurant de la politique française actuelle et plus largement de la lutte pour l'hégémonie. »

 

Cette idéologie ne vise pas seulement à faire diversion. Elle veut bâtir une large coalition sur une base nationale/raciale, un bloc blanc sous domination bourgeoise si l'on veut prendre une terminologie gramscienne.

 

Cette tentative de fonder une nouvelle hégémonie, de refédérer sur des bases nationalistes/racistes, va de pair avec le façonnement d'un ennemi intérieur.

Ce livre a été écrit avant, mais on peut se demander à quel point le discours de Macron après les événements de décembre 2018 à Paris se rabat sur cette perspective. Car, étrangement, pour répondre à des revendications sur le pouvoir d'achat, à l'envie d'une démocratie plus participative, d'une justice fiscale plus forte, Emmanuel Macron propose, en dehors de quelques mesures qui n'ont guère fait illusion, de lancer un débat sur l'immigration (opportunément transformé quelques semaines plus tard en campagne électorale globale aux frais du contribuable...) !

 

L'intérêt du concept d'hégémonie ici est de faire prendre conscience que, dans le discours raciste d'État, ce n'est pas tant le vieil adage «diviser pour mieux régner» qui joue mais plutôt le besoin de mieux unifier, mieux hégémoniser pour tourner l'attention vers de faux problèmes. Depuis les années 80, les propos qui semblent être des dérapages (le bruit et l'odeur de Chirac, le karcher de Sarkozy, etc…) correspondent en réalité à une stratégie mûrement réfléchie.

 

Dans la construction de la nouvelle doxa nationaliste, le sociologue souligne le rôle fondamental joué par l'islamophobie. Ce, au moins depuis le 11 septembre 2001.

 

Cet ennemi intérieur, façonné de toutes pièces par les gouvernements successifs, repose inévitablement sur la stigmatisation permanente de la population musulmane.

 

Bien sûr, une telle entreprise idéologique de stigmatisation et de discrimination se devait de se donner des dehors respectables. Elle prend appui sur les valeurs judéo-chrétiennes, constamment réaffirmées (et l'actuel Président n'est guère en reste sur ce point) mais aussi, paradoxalement, sur les principes républicains, et notamment la « nouvelle laïcité ».

 

Le sociologue développe toute une série d'exemples de discriminations contre les musulmans, et particulièrement les musulmanes. Le plus souvent ces stigmatisations viennent d'en haut, des institutions républicaines, sous prétexte de défendre la laïcité. Alors que le principe de laïcité exigeait auparavant l'absence de signes religieux aux seuls agents de l'État dans l'exercice de leur fonction, on en est aujourd'hui à licencier des femmes pour port du voile jusque dans les entreprises privées !

 

C'est toute une politique séparatiste qui se met en place prenant précisément pour prétexte la lutte contre le séparatisme communautaire !

 

En détruisant l'État social, et tout ce qui pouvait donner l'illusion d'un semblant d'égalité, le néolibéralisme n'a plus qu'une carte à jouer pour garder un semblant de cohérence dans le pays : la xénophobie. C'est ainsi qu'il prépare le fascisme.

Le sociologue dénonce le fait que ce n'est pas tant la crise économique qui augmente la xénophobie mais bien plus les institutions en place.

 

Se fondant sur les analyses de Bourdieu, l'auteur précise qu'il est vain de présenter ces propos nationalistes comme de la rhétorique imaginaire. La communauté a beau être imaginaire elle a des effets qui ne sont pas imaginaires.

C'est sur cette rhétorique que se construit le nationalisme : sans ennemi identifié, le nationalisme ne peut guère se développer. Or, à ce jour, l'islamophobie constitue le principal vecteur d'une radicalisation nationaliste dans le champ politique français. On rappellera à bon escient que l'islamophobie a permis de légitimer le renouveau des interventions militaires au Moyen-Orient et en Afrique. Ce qui n'est pas sans conséquence.

 

Selon l'auteur, et selon toute vraisemblance, « on peut craindre que l'islamophobie ait le même potentiel de radicalisation des nationalismes que l'antisémitisme autrefois ».

 

Fort opportunément, le principal parti d'extrême-droite en France, le Rassemblement National aujourd'hui, a abandonné la rhétorique antisémite d'un Jean-Marie Le Pen pour lui substituer une islamophobie beaucoup plus présentable de nos jours. Il est même sidérant de constater que ce basculement sur l'islamophobie a permis un rapprochement entre le RN et la Ligue de Défense Juive.

 

 

CHAPITRE V le Front national, un parti néofasciste en gestation

 

En toute logique, le sociologue doit maintenant se pencher sur le cas particulier du Front National.

Avec la bénédiction du Parti socialiste, le FN a connu une percée électorale au début des années 80. Ugo Palheta rappelle ces propos confondants de Pierre Bérégovoy, ministre socialiste à l'époque : « on a tout intérêt à pousser le FN. Il rend la droite inéligible. Plus il sera fort, plus on sera imbattable. C'est la chance historique des socialistes ». Tout un programme !

 

Loin d'être la conséquence inévitable de la crise économique, la xénophobie est le résultat de la conjonction de différents facteurs (politique, économique, social et idéologique) et notamment de la crise d'hégémonie prolongée.

 

 

Le FN a connu une progression inquiétante du nombre de ses adhérents entre 2009 et 2015 (de 13000 à 51500). Certes on est loin des partis fascistes historiques avec leur profond ancrage social et leurs milices armées. A ce titre le FN ne peut, aujourd'hui, être qualifié de fasciste. Le sociologue préfère parler de parti fasciste en gestation.

La vigilance reste de mise :

« Rien n'assure que la conquête du pouvoir politique par une organisation d'extrême droite impose aujourd'hui la construction d'un parti (et de milices) de masse sur le modèle des organisations fascistes de l'entre-deux-guerres. L'émergence de milices pourrait d'ailleurs très bien succéder à la prise du pouvoir où être rendue superflu par la mainmise de l'extrême droite sur les appareils répressifs d'État et l'extension des moyens dont ces derniers disposeraient, en terme de surveillance et de répression. »

En outre,

« Il faut rappeler l'influence et l'implantation du FN au sein des appareils répressifs d'État, en particulier dans les services les plus violents (BAC, CRS, etc.). Cette situation peut faire passer pour superflu aux yeux de ses dirigeants le fait de se doter de milices préposées au harcèlement et à la répression des opposants. »

 

Les élections présidentielles de 2017 peuvent sembler avoir mis un coup d'arrêt aux prétentions du FN. Les clés de l’Élysée semblent leur être inaccessibles. Mais, loin d'être en crise le FN, rebaptisé depuis en RN (Rassemblement national), est parvenu en 30 ans à imposer ses obsessions politiques : immigration, insécurité, Islam & identité nationale. Son influence est telle que tous les partis reprennent ses propositions, jusqu'au PS qui tenta de porter la proposition de déchéance de nationalité (2015, Hollande) !

 

Toutefois, Ugo Palheta conteste la qualification du FN comme premier parti ouvrier de France.

Si, incontestablement, le vote ouvrier en faveur du FN s'est considérablement accru, il semble réducteur de ne s'appuyer que sur la base sociale du vote pour caractériser un parti.

Car cette forte présence des ouvriers dans les urnes ne se traduit pas dans l'organisation frontiste, sa direction n'ayant aucune volonté de favoriser l'émergence de cadres appartenant aux classes populaires, contrairement à ce qu'à pu faire le PCF en son temps.

Les ouvriers restent pour le RN une simple clientèle électorale. Ils ne sont que spectateurs. Il est d'ailleurs révélateur de constater que le RN ne se mouille pas pour soutenir les luttes des travailleurs contre le patronat.

 

Et pour être équitable, il faut aussi rappeler que son électorat est très important aussi parmi les indépendants (commerçants, artisans, chefs d'entreprise…). Contrairement aux classes populaires, cette base électorale se traduit dans la composition sociale de la direction du parti. Le sociologue met en avant le fait que le Bureau politique soit presque intégralement composé d'individus appartenant aux classes dominantes, et plus spécifiquement aux fractions relativement dominées de celles-ci.

 

Pour parvenir à cette forte présence politique, le FN a dû travailler son image et se rendre « respectable ». La transition entre Jean-Marie Le Pen et sa fille Marine Le Pen aura permis de mettre au second plan l'antisémitisme du père, pour ne plus cibler que l'immigration au nom d'une identité nationale qui serait menacée.

 

Il faut ainsi remarquer que les médias tendent de plus en plus à donner la parole au RN4 en le présentant comme un parti défendant un nationalisme respectable. Sur ce point, il n'est guère critiqué qu'en raison de son euroscepticisme.

 

C'est évidemment ignorer la capacité de double langage du FN comme des anciens partis fascistes. Certes, dans le monde géopolitique actuel, le nationalisme du RN ne peux guère prétendre à des visées expansionistes, coloniales. Mais cette agressivité pourrait se retourner vers l'intérieur : c'est encore là qu'intervient l'islamophobie.

 

Le sociologue nous alerte donc sur le danger d'une accession au pouvoir du RN. Celle-ci ne pourrait être le prolongement pur et simple de la politique actuelle. Car sa rhétorique est fondée sur la xénophobie et le racisme. Pour rester au pouvoir, il serait contraint de donner des gages là-dessus à son électorat. Il ferait voler en éclat les principes républicains d'égalité et d'équité entre les citoyens. Certes, ils sont aujourd'hui passablement foulés aux pieds, mais on peut encore s'en réclamer. Le RN au pouvoir en supprimerait jusqu'à la possibilité.

 

 

 

CONCLUSION conjurer le désastre

Au vu de l'actuelle configuration politique, magistralement décrite par le sociologue, il est difficile de croire à un retour en arrière, à un retour de l'alternance gauche-droite (et à quoi bon ?). Bien au contraire, il semble que l'avenir soit au duel entre le néolibéralisme ultra-autoritaire et l'idéologie xénophobe. Les récentes élections européennes en sont encore la confirmation.

 

L'auteur en appelle donc à un front uni ciblant non seulement le RN mais toutes les politiques qui favorisent sa progression (celle du gouvernement actuel notamment). Ce front devra se battre à minima sur ces trois axes : l'opposition au néolibéralisme, la bataille contre le durcissement autoritaire de l'État, la lutte contre la xénophobie et le racisme.

Ces trois axes doivent être aujourd'hui notre priorité et préparer l'émergence d'une véritable force de gauche qui devra lutter aussi bien contre le néolibéralisme que contre le fascisme.

 

 

 

Epilogue critique

 

En débutant cet ouvrage, on a pu s'étonner que le sociologue n'oriente sa recherche que sur le RN et non sur LREM.

 

Il est vrai que cet essai a été écrit avant la crise des gilets jaunes. Et il est vrai que cette crise a révélé les côtés les plus sombres du pouvoir en place :

Des images choquantes, rappelant un passé que l'on croyait révolu, comme ces lycéens agenouillés filmé par des agents des forces de l'ordre visiblement satisfaits de leur crasse.

Des images effarantes de manifestants éborgnés que l'on croirait tout droit sortis d'une guerre civile. Des médias dominants qui couvrent les dérives autoritaires du régime macronien d'une véritable chape de plomb, à un point où la comparaison avec l'époque des médias de propagande soviétique ne semble plus si aberrante. Des députés aux ordres, prêts à voter les pires lois anti-démocratiques sans rechigner5...

 

 

L'actualité – celles transmises par médias indépendants – donne effectivement l'impression d'avoir à faire à un régime de type fasciste.

 

Aussi est-il légitime de se demander si, à force de vouloir préciser toutes les caractéristiques et conditions de possibilité du fascisme, on ne prend pas le risque de ne pas le voir arriver sous prétexte qu'il manque une caractéristique. A force d'insister sur le caractère néolibéral de LREM, ne se rend-on pas aveugle sur la menace fasciste qu'il représente ?

 

Il ne s'agit pas de remettre en cause le travail de clarification d'Ugo Palheta. Il n'est pas question de présenter LREM comme un parti fasciste, aujourd'hui.

 

Il faut reconnaître que, contrairement au FN, ce n'est pas sur une base anti-immigration qu'Emmanuel Macron a rassemblé et créé son mouvement. La xénophobie n'est pas le fond de commerce à la base de LREM. Même si on peut envisager que, face aux difficultés, ce parti soit de plus en plus tenté d'orienter les colères vers l'immigration, il reste que ce n'est pas ce qu'attendait son électorat de 2017. Il ne serait donc pas contraint de donner des gages là-dessus.

 

On soulignera cependant que si LREM ne peut pas être aujourd'hui considéré comme un parti fasciste, il semble cependant en être le chemin qui y mène le plus sûrement. Par sa politique néolibérale de destruction des acquis sociaux, il met en péril l'hégémonie des possédants. Mais ce qu'il construit est tout aussi dangereux, sinon plus. Il ouvre la voie au fascisme d'une manière positive : criminalisation de toute contestation sociale, modification des textes de lois visant à limiter la liberté d'expression, appareil répressif en roue libre, etc.

L'image actuelle que nous donnent les forces de l'ordre, derrière lequel le pouvoir se réfugie parce qu'il se refuse à apporter une véritable réponse politique aux revendications des gilets jaunes, est particulièrement inquiétante. Sur le terrain, un sentiment d'impunité totale semble régner parmi les agents des forces de l'ordre. Aucune condamnation à l'heure actuelle, malgré un nombre impensable de manifestants gravement blessés, éborgnés, mutilés et une personne décédée6. L'IGPN elle-même confirme le déni du gouvernement. Pire, lorsque le procureur de Paris Remy Heitz a annoncé que des policiers pourraient être renvoyés devant la justice pour des violences, les syndicats de police ont ouvertement menacé la magistrature7.

 

Grâce à l'irresponsabilité d'un Président d'une arrogance et d'un mépris sans pareil, on peut craindre de revivre les pires heures de l'histoire si une telle force de répression venait à tomber entre les mains d'un parti d'extrême-droite.

 

 

 

1Antonio Gramsci (1891-1937) philosophe et théoricien politique italien. Fondateur du Parti Communiste italien, il passera une grande partie de sa vie dans les géôles du régime mussolinien. Il y rédigera ses Cahiers de prison où il développe une philosophie marxiste prenant ses distances aussi bien avec l'orthodoxie soviétique, que le matérialisme déterministe et vulgaire. Il sera condamné à mort par le régime fasciste.

2L'expression, dont j'ignore si elle est propre à l'auteur, ne me semble pas heureuse. Je ne vois pas l'intérêt de cette idée d'extrême-centre. A part rajouter de la confusion avec extrême droite et extrême gauche ?

3Maintenir par la force l'obéissance civile alors que l'on détruit les acquis sociaux, bases du consentement.

5A l'occasion du vote de la loi « anticasseurs », un député de droite déclara y voir un retour à Vichy.

6Voir notamment tout le travail de David Dufresne, Allo @Place_Beauvau.

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