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PHILOSOPHIE, SOCIOLOGIE, POLITIQUE, HISTOIRE, EDUCATION, ENVIRONNEMENT, RECHERCHES EN SCIENCES HUMAINES

18 Sep

Notes de lecture – Miguel Benasayag, Le Mythe de l'individu, La Découverte, 1998

Publié par J. CORREIA  - Catégories :  #philosophie, #épistémologie

Notes de lecture – Miguel Benasayag, Le Mythe de l'individu, La Découverte, 1998

Le Mythe de l'individu de Miguel Benasayag représente sans doute à ce jour l'une des critiques philosophiques les plus abouties du concept d'individu. Un véritable travail de fouilles archéologiques autour de la notion est effectué par le philosophe franco-argentin

 

Ancien combattant dans les rangs guevaristes contre la dictature péroniste en Argentine, il fut arrêté et torturé avant d'être libéré de prison et extradé en France fin des années 70. Délaissant le mythe de la prise du pouvoir par une fraction armée, il ne se résout pas au fatalisme ambiant et souhaite construire une pensée de l'agir.

 

Auteur de Du Contre-pouvoir, où il reprend à son compte les propos de Foucault sur les micro-pouvoirs, Miguel Benasayag se définit comme militant chercheur, c'est-à-dire souhaitant agir pour changer le monde tout en refusant de verser dans une idéologie messianique.

C'est en ce sens qu'il crééra le collectif Malgré Tout, collectif informel d'intellectuels résolus qui se propose d'apporter son aide à des associations engagées (ATTAC, DAL, Act Up, mouvement des Sans-terres, Zapatistes, etc.) afin de développer des activités de contre-pouvoirs1.

 

Damascius, Spinoza, Marx, Foucault influenceront fortement l'oeuvre de Miguel Benasayag.

 

 

 

 

L'individu, création de la modernité

 

La première des choses, pour établir cette critique, sera de se détacher du discours mythologique qui entoure ce concept. Celui-ci est ici présenté comme historiquement lié à l'ère du capitalisme.

Bien que le récit capitaliste se présente comme pur anti-mythe (il se veut rationnel, réaliste, non mensonger, raisonnable, utilitaire, pragmatique, voire cru, adéquat à la nature humaine, etc.), il est sans nul doute, aux yeux du philosophe argentin, le mythe le plus sournois.

 

La thèse ici défendue est que le principe fondateur du récit apologétique capitaliste est justement cette notion d'individu2. Aussi l'enquête sur la notion d'individu remontera-t-elle aux origines du capitalisme, aux XVII-XVIIIème siècles, voire un peu en amont.

 

 

 

Quels sont ces mythes dont il faut se départir ?

 

Le philosophe argentin persifle la conception moderne de l'individu : « L'individu est ce personnage d'une arrogance inflexible agissant comme s'il était le centre de l'univers. »

 

L'arrogant personnage se perçoit comme n'appartenant pas à un peuple, à une nation, ou à une culture, pas plus qu'à une famille ou à une relation affective quelconque. Il se pense autonome, dans une non-appartenance radicale. Il va jusqu'à considérer son propre coprs comme un accident qu'il analyse comme une appartenance souvent encombrante...

Par exemple, certains individus peuvent se dire n'avoir pas de chance d'être né ici ou là, à ce moment là où à un autre, puisque tout cela, selon eux, relève du hasard.

 

L'individu de la modernité se révèle ainsi être une mise en perspective du monde par la conception d'un sujet étanche qui le regarde depuis une supposée extériorité.

 

Postulat de base incontesté de toute réflexion, il fonde la conviction que les individus préexistent au lien social. L'histoire de la philosophie moderne en est largement imprégnée. Benasayag souligne le fait que les plus grands philosophes du XVIIIème siècle (Hobbes, Rousseau, Voltaire, Bentham, etc.) ont élaboré leur pensée à partir de cette pseudo-évidence et en essayant de comprendre comment ces atomes premiers pouvaient s'associer pour vivre en société.

 

Les recherches de Benasayag montrent que l'individu est le fruit d'un travail de déconstruction et de déterritorialisation qui a duré plusieurs siècles et qui a détruit ce qui fondait jusque-là les phénomènes humains.

 

Avec Hobbes, la peur est la première manifestation de ce narcissisme individuel. La peur de la mort va fonder la société. Le lien social est pensé sous la forme d'un contrat optionnel sous la menace de la mort...

 

Avec raison, nombre de philosophe ont souligné la difficulté, pour cette position épistémologique, de penser des problèmes situationnels, de penser le lien social. C'est tout le problème des philosophies du contrat social qui instituent un individu comme libre d'accepter ou non ce pacte, c'est tout le problème de théories philosophiques présupposant l'existence de monades individuelles totalement autonomes et libres.

 

 

 

L'individu comme vérité de perspective

 

L'auteur tire exemple de l'interprétation camusienne du mythe de Sisyphe. Quand Albert Camus nous exhorte à imaginer Sisyphe heureux, on peut poser la question : qui est ce spectateur qui regarde Sisyphe depuis une apparente extériorité ? Qui est cet observateur surgi ex nihilo qui observe, spécule sur la vanité de la condition humaine et nous incite à être malgré tout heureux ?

Etrangement, cet observateur, lui, n'est pas dupe. Il surplombe d'une manière condescendante le néant de la scène, la vanité de la vie. Véritable idéal de notre époque que celui de se sentir en dehors de tout circuit, vierge de toute illusion ! C'est se croire au-delà de la situation, libre de porter un regard 'objectif', non contraint, non aliéné, non pressé par l'urgence, exempt de toute aliénation.

 

 

Paradoxalement, cette pensée qui prétend surplomber la réalité et dépasser les intérêts individuels reste une perspective forgée sur l'illusion d'un individu radicalement séparé de l'Etant.

 

 

Autre exemple, lorsque Jean-François Lyotard déclare comme seul problème de l'humanité le fait que le Soleil explosera dans quelques millions d'années pour souligner la vanité de l'homme, c'est selon le philosophe argentin une façon de dévitaliser l'exigence situationelle. C'est non seulement présupposer un individu dénoué de tout ancrage dans la réalité, c'est-à-dire un pur phantasme, une affabulation de philosophe, mais en outre c'est ignorer l'urgence vitale de l'individu, ses désidératas personnels, sa conception personnelle, ses engagements dans la situation concrète au sein de laquelle il est immergé.

 

Si vanité il y a, Benasayag estime qu'elle est du côté de celui qui se croit en mesure de regarder la vie de l'homme en se séparant de sa situation.

 

La faiblesse de ce type d'argumentation consiste à déterminer un sujet observateur à partir duquel il analyse l'ensemble de la situation sans jamais mettre en question la validité de ce sujet : « L'individu, comme dans une caricature cartésienne, doute de tout sauf de lui. ».

 

L'individu comme vérité de perspective est ici récusé. Il faut abandonner cette construction moderne de l'individu qui est une mise en perspective du monde par le biais d'un sujet étanche qui regarde le monde depuis une supposée extériorité.

 

Benasayag signe ici un renoncement à une vision extérieure, téléologique.

 

 

Et Benasayag de citer Plotin pour montrer à quel point cette notion d'individu est définitivement moderne :

« comme le dit Plotin dans les Ennéades : 'il n'y a pas un point où l'on puisse fixer ses propres limites, de manière à dire : jusqu'ici c'est moi'. Ce qui fait l'intérieur le plus intime de l'individu n'est tissé que de la plus pure extériorité. »

 

Spinoza nous invitait déjà à refuser l'idée fausse selon laquelle l'homme serait un empire dans un empire. C'est pourtant bien là où nous en sommes arrivés : l'individu radicalement séparé de l'être.

 

Le philosophe argentin nous invite donc à « trouver en amont de la figure omniprésente de l'individu, les liens ontologiques qui tissent dans une même étoffe la société, la nature et l'homme […] Nous devons penser l'homme au-delà de cette figure hystérique et gesticulante de l'individu. »

 

 

 

L'utopie panoptique

 

De l'époque classique nous vient le rêve d'une domination rationnelle érigé en idéal ultime. Ce vieux rêve humain de pouvoir tout maitriser.

 

On idéalise largement la conscience alors que le corps est déconsidéré, perçu comme un poids, un défi. Aucun obstacle ne peut être toléré à la compréhension du monde. « la raison part en croisade pour la transparence totale ».

C'est ainsi que l'humain « s'autoproclame mûr pour occuper la place du tout-puissant ».

 

L'auteur rejoint les analyses de Foucault dans Surveiller et punir : la transparence est idéologie de pouvoir. L'idéal panoptique, rêve des philosophes rationalistes, se révèle être une idéologie de la domination.

En ce sens, le stalinisme ne fut pas tant une rupture avec le capitalisme qu'une systématisation de ses techniques de domination dont il conserva les objectifs : tout voir, tout contrôler.

 

 

Cet « homme du panoptique » se rêve tout-puissant et heureux. Pourtant, il faut reconnaître que « nos sociétés, loin d'avoir construit un paradis d'« hommes-dieux », ont bien plutôt bâti une culture où l'exclusion et la tristesse sont la norme et le seul horizon ». C'est le résultat inévitable de ce phénomène de déterritorialisation.

 

Nous vivons un monde panoptique, sans vie, ultra-rationalisé, obsédé par la domination totale et l'envie d'arrêter définitivement le devenir.

 

« Notre époque est en guerre contre le devenir ».

 

Deleuze le disait, le pouvoir est cette cristalisation du refus du devenir. Nos sociétés modernes se crispent face au devenir, visent au contrôle et à l'immobilité, au statu quo. Il y a un rejet du devenir et une mise en avant de l'idéologie du pouvoir, présenté comme une attitude sérieuse face au monde. La réalité est ainsi, et il n'y a pas d'évolution possible. Il faut conserver l'ordre tel qu'il est et s'y adapter. Toute autre perspective est décriée. On comprend pourquoi les élites politiques n'ont plus de « programme », et se pensent eux-mêmes comme de simples gestionnaires. Benasayag, reprenant à son compte les termes de Spinoza, qualifie cela de passions tristes.

 

L'illusion du paradis d'un monde de satiété totale est le masque d'une volonté de maîtrise et de domination des lois mêmes de la nature. Cette recherche de la toute-puissance, cette guerre contre le devenir, nous conduit inévitablement à une victoire à la Pyrrhus.

 

 

 

Théorie de la situation

 

La question allait nécessairement s'imposer d'elle-même : si l'individu est une illusion, quelle peut être notre liberté ?

Le philosophe argentin ne se dérobe pas et affronte le problème.

Rappelons d'abord qu'il distingue personne et individu. L'individu est le nom d'une organisation sociale. Celle où l'individu se veut libre de monnayer ses relations.

« L'individu est le nom et la figure d'une société déterminée, celle de la modernité et du développement du capitalisme. De ce point de vue, il n'y a donc pas eu d'« individu » dans d'autres cultures. »

La personne est au contraire envisagée dans un sens humaniste, respectueux des particularités de chacun, sans oublier les relations avec autrui, avec le monde.

 

Par ailleurs, en forgeant une théorie de la situation, Benasayag réinstaure une immanence de la réalité. Dans une formulation assez abstraite, Miguel Benasayag adosse sa théorie de la situation aux travaux de Whitehead (Procès et réalité, 1929) en posant la situation comme l'équivalent de l'organisme chez le logicien.

 

« La situation est à penser dans sa multidimensionnalité présente comme pure constatation de son existence, en abandonnant la prétention métaphysique d'établir rationnellement le 'principe du principe'. »

 

Il n'y a pas de situation universelle. La situation est ce qui apparaît comme multiple convergent.

 

Cela entraîne un changement profond dans la définition de la liberté.

Le bien, le mal, la liberté, tous ces concepts abstraits ne se jugent pas en dehors d'une situation. « Il n'existe donc pas de hiérarchie, de bien ni de mal qui existeraient pour l'homme de manière séparée de la situation. Penser le bien est impossible. ». Exit Platon. Il n'existe pas de Bien au-dessus de la situation. Ce qui ne signifie rien de plus qu'on ne peut pas juger d'un acte abstraitement mais toujours en fonction de la situation. Pour autant, cela ne signifie pas que l'on se réfugie dans le relativisme ; il n'existe pas non plus de Bien en dessous de la situation dans le sens où tous les biens se vaudraient.

 

 

Benasayag oppose ainsi libre arbitre et liberté situationnelle.

Le libre-arbitre suppose en effet un être isolé du monde, vivant dans une apesanteur éthérée, totalement coupé de la situation dans laquelle il est plongé. Le philosophe a démontré en quoi cela est une illusion fallacieuse.

 

La liberté situationelle est toute autre. L'homme pourra être dit libre dans la mesure où il pourra se penser comme élément de la situation. Reprenant les termes spinozistes, Benasayag, oppose l'individu qui se pense libre uniquement parce qu'il ignore les déterminations qui agissent sur lui, et la personne qui se pense comme un élément parmi d'autres dans une situation donnée.

 

 

Notre liberté trouve donc un lieu où s'exprimer dans notre capacité, en tant qu'habitant d'une situation donnée, à répondre aux exigences de celle-ci. L'ordre social dans lequel nous évoluons est ici pensé en tant que défi situationnel. L'homme se doit de considérer la situation comme un défi et y répondre dans la mesure de ces capacités.

 

Il y aurait un parallèle intéressant à faire entre cette conception et l'idée de défi que formulait également le philosophe et pédagogue Paulo Freire, dans son livre Pédagogie des opprimés.

 

 

Enfin, la situation ne peut être appréhendée de manière statique. Toute situation est devenir. On retrouve ici la guerre contre le devenir déjà évoquée, cette volonté du pouvoir de tout saisir rationnellement, de tout rendre transparent et qui butte irrémédiablement sur le devenir inhérent à toute situation. Le paradoxe de Zénon sur Achille et la tortue, est rappelé pour montrer cette tendance humaine à confondre nos concepts avec la réalité.

« Le temps et l'espace sont divisibles puisqu'il s'agit de représentations et non du mouvement réel. »

Donc, en sus de la liberté, c'est également la définition de la vérité qui en est bouleversée. Le philosophe argentin développe une définition de la vérité comme périphrase d'une phrase qui n'existe pas assez pointue qu'il serait difficile de résumer ici. Cette définition est également reliée au concept de praxis élaboré par Karl Marx, dans le sens de la IIème Thèse sur Feuerbach3.

 

 

L'ouvrage se termine avec une réflexion autour de la notion de fragilité. Une notion que Benasayag développera dans un livre éponyme en 2007. Il faut penser la situation en terme de « fragilité ». Cette notion enveloppe le concept de devenir, et échappe à une vision technicienne. Assumer cette fragilité, c'est se placer dans une situation de co-appartenance, abandonner le mythe d'un futur héroïque, une téléologie pernicieuse qui déprécie le présent. C'est, en définitive, se repositionner dans le présent comme un élément de la situation.

 

 

 

 

 

Conclusion

 

Miguel Benasayag signe là un essai percutant et solide qui déconstruit enfin la notion d'individu, si prégnante dans notre monde moderne. Un ouvrage essentiel donc, à faire lire au plus grand nombre, même si les propos se révèlent de plus en plus complexes et abstraits.

On a là la démonstration philosophique du manque de fondement de toute pensée qui souhaiterait, comme Descartes en son temps, partir d'un sujet pensé comme radicalement séparé du monde.

 

 

 

Un petit bémol toutefois, si cette philosophie nous permet effectivement d'éviter les deux écueils les plus courants, à savoir de se cantonner à un universalisme abstrait et stérile ou se noyer dans le marasme du relativisme, reste qu'on a du mal à déduire de cet ouvrage comment « lire » une situation au sein de laquelle on voudrait agir.

Sisyphe ne me semble pas avoir fait un pas de plus. On ne lui jette certes plus l'anathème de l'absurdité de ces actes de manière abstraite ; on ne le délaisse pas pour autant dans une indifférence relativiste. Mais reste entière la question de l'action possible.

 

Il y a toutefois dans la conclusion un exemple concret, une sorte de cas pratique. L'auteur évoque en effet la menace terroriste (l'ouvrage est publié en 1998, en pleine montée du Groupe Islamiste Armé en Algérie). Le terrorisme est présenté comme un délire dû à une perte de sens en raison des ravages du libéralisme. L'auteur estime qu'il est stérile de lutter point par point contre ces idées. « il est en effet ridicule et inefficace de tenter de démontrer que le contenu du délire est délirant ». En effet, à partir du moment où une personne accepte l'irrationnel, comment discuter avec elle ?

La résultante d'une lecture situationnelle serait donc de se refocaliser sur le présent. Benasayag insiste sur ce réinvestissement dans le présent et met en avant l'exemple de myriades d'expériences de solidarité alternatives. Seule la construction de liens solidaires, vivants peut rendre le présent plus séduisant et « créer des raisons positives de re-aimer le bien. ». Se rapprochant plutôt des micro-collectifs alternatifs ou des espaces libérés de Jérôme Baschet que des TAZ de Hakim Bey, le philosophe argentin semble accorder à ces expériences collectives une vertu éducative et formatrice qui pourrait faire contrepoids à la perte de sens contemporaine. Dans ce sens, plutôt que d'espérer raisonner des personnes déjà subjuguées par des idées irrationnelles, il s'agirait de réinvestir le monde, lutter collectivement contre les méfaits du capitalisme, pour redonner du sens à la vie en société, développer de nouvelles solidarités non-étatiques, et ainsi éviter que des personnes n'en viennent à de tels choix.

1Pour en savoir plus sur la biographie de Miguel Benasayag, lire son interview sur périphéries.net

2Attention, Miguel Benasayag distingue individu et personne. Voir ci-dessous.

3« La question de savoir s'il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n'est pas une question théorique, mais une question pratique. C'est dans la pratique qu'il faut que l'homme prouve la vérité, c'est-à-dire la réalité, et la puissance de sa pensée, dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur la réalité ou l'irréalité d'une pensée qui s'isole de la pratique est purement scolastique. », Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845.

 

 

 

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