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PHILOSOPHIE, SOCIOLOGIE, POLITIQUE, HISTOIRE, EDUCATION, ENVIRONNEMENT, RECHERCHES EN SCIENCES HUMAINES

17 Oct

Notes de lecture - Elsa Dorlin, Se défendre, une philosophie de la violence, 2017

Publié par J. CORREIA  - Catégories :  #philosophie, #sociologie, #histoire

Notes de lecture - Elsa Dorlin, Se défendre, une philosophie de la violence, 2017

 

En France, une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint. On met en place des numéros d'urgence, on débloque quelques fonds, fait quelques aménagements dans la loi et on fait un vœu pieux pour que les statistiques diminuent l'année suivante...

Étrangement, on n'en vient jamais à parler d'auto-défense féminine, quelques fois seulement de solidarité féminine. Tout se passe comme si la femme devait rester cantonnée à un rôle d'éternelle victime.

De même, on pourrait ajouter qu'aujourd'hui en France, se protéger des violences policières est devenu sujet à une réprobation accablante, y compris sur le plan judiciaire.

Se défendre ne semble pas être une option possible. C'est le sujet particulièrement sensible qu'aborde la philosophe et féministe Elsa Dorlin dans son dernier essai : Se défendre, une philosophie de la violence.

Véritable enquête sur la genèse de l'idée d'auto-défense, l'ouvrage propose un panorama historique d'une grande richesse, autant sur l'auto-défense féminine que sur celles d'autres catégories de populations sensibles.

 

 

Elsa Dorlin est une philosophe française qui s'est spécialisée sur l'histoire du sexisme, du racisme et des différentes formes de domination qui parcourent nos sociétés.

 

 

 

Prologue

 

On rentre dans le vif du sujet avec la description d'un mécanisme de torture de l'époque coloniale. En 1802, en Guadeloupe, pour punir un condamné, on le place dans une cage en fer. Ses pieds reposent dans des étriers et une lame tranchante se trouve entre ses jambes. A chaque fois qu'il faiblit, la lame le déchire, il sursaute et s'entaille d'autant plus. Plus son instinct de survie réagit, plus il va vers la mort. Ce supplice peut durer 3 à 4 jours.

La philosophe attire notre attention sur la cible de cette technique de torture : l'instinct de survie même. La volonté/capacité d'un sujet à se défendre, lieu ultime où se tapit la puissance d'agir du sujet. Cette mise en scène prouve qu'il s'agit moins de punir une personne que de marquer les esprits.

 

Cette description historique pourrait nous laisser penser que ce procédé relève d'un autre temps. Pourtant, c'est le même objectif que nous dévoile Catherine Coquio lorsqu'elle décrit la réalité de la guerre en Syrie.

 

 

« On voit ici comment un dispositif de domination entend persécuter le mouvement propre de la vie, cibler ce qu'il y a de plus musculaire dans cet élan […] le moindre mouvement de préservation et de conservation de soi est mis au service de l'anéantissement même du corps. »

Cette référence au muscle sera une constante tout au long de l'essai. C'est apparemment une thèse centrale de l'ouvrage dont je ne suis pas sûr de bien comprendre la portée. Cela me semble le plus souvent réducteur et quelques fois même tiré par les cheveux, ou tout au moins artificiel. La philosophe s'inspire visiblement de Frantz Fanon sur la comparaison résistance-muscle. Peut-être aussi de Foucault ?

 

Au-delà de cette question de « muscle », elle fait toutefois bien comprendre que dans ces techniques de répression, il s'agit de cibler la puissance du sujet à se défendre, à l'auto-défense.

 

Une telle mécanique a une influence indéniable sur nos représentations politiques : pourquoi résister ? Que puis-je faire puisque tout ce que j'entreprends pour me défendre se retourne contre moi ?

L'auteure y décèle un travail d'incorporation contrainte de la dimension mortifère de la puissance du sujet.

 

Ces lignes font terriblement écho à notre époque d'agitation sociale : plus on se défend (que ce soit le mouvement contre la loi travail, le mouvement cheminot de 2018 ou celui des gilets jaunes), plus l'appareil répressif de l’État augmente sa violence (humiliations, blessures, mutilations, morts...). A croire que tant que le cadavre bougera encore, l’État frappera. Tout ce que nous obtenons, depuis 2016, c'est un durcissement autoritaire de l'État policier.

Le message envoyé semble clair : si tu oses défendre tes droits, tu risques à minima le gazage, si ce n'est une blessure, l'éborgnement, ou une peine de prison. La criminalisation de l'ensemble des mouvements de contestation participe de cette logique mortifère, comme le montre à voir Répression de Vanessa Codaccioni.

 

 

La fabrique des corps désarmés

 

La question centrale du premier chapitre est : qui a le droit de se défendre par le fait de porter une arme.

Avant même de s'intéresser aux textes des philosophes, Elsa Dorlin étudie le problème à travers l'histoire.

Si la notion juridique de port d'arme prend sa source dans le Code Justinien, c'est au Moyen-Age qu'elle sera abondamment codifiée. Jusqu'au XVème siècle, la réglementation vise principalement à conjurer les risques de séditions nobiliaires. La possession d'armes de guerre tend à devenir le monopole de l’État. Au XVIème siècle, la constitution d'une armée de métier change la donne : elle est désormais seule autorisée à faire usage d'armes de guerres.

 

Ces réglementations visent les aristocrates qui continuent les pratiques chevaleresques de défense de l'honneur et n'aiment guère recourir à un tribunal. Mais grâce à une subtile distinction entre armes offensives et armes de défense (les armes blanches portées à la ceinture par les nobles), la noblesse conserve le privilège de la défense de soi.

 

A l'autre bout de l'échelle sociale, le Code Noir fend aux esclaves de porter une arme. L'esclave, c'est « celui qui ne jouit pas en propre des droit et devoir de se conserver. ». Il n'a plus de vie, il n'a qu'une valeur.

 

A la suite du Code Noir, l'ordre colonial institue un désarment systématique, paranoïaque des colonisés. De fait, une minorité blanche jouit d'un droit permanent et absolu à porter des armes et à en user impunément. Tout acte commis par un indigène devient nécessairement délictueux ou criminel. Ils sont d'emblée présumés coupables. C'était encore le cas pour Rodney King en 1991.

 

On ne peut donc que constater une construction sociale qui produit une exclusion : en même temps qu'on fabrique une citoyenneté, on fabrique une non-citoyenneté : « L'histoire des dispositifs de désarmement témoigne de la construction de groupes sociaux maintenus dans la position d'être sans défense. ». Manifestement, il y a un accès différencié aux ressources à la défense de soi.

 

 

Exclusion sociale sexiste

 

Elsa Dorlin évoque un exemple paradigmatique tiré de la Révolution française. Durant la révolution, on tendait à identifier le droit de défendre son pays et le droit à la citoyenneté. L'honneur de servir sous le drapeau était réservé aux citoyens. Ou plutôt, il fallait défendre la patrie pour pouvoir devenir citoyen. Mais, rapidement on constate qu'une partie de la population en est exclue : les femmes.

Celles qu'on appela du nom des tricoteuses parisiennes portèrent leur voix. En 1792, elles présentent à l'Assemblée une pétition pour le droit des femmes à porter des armes :

« Des femmes patriotes se présentent devant vous pour réclamer le droit qu'a tout individu de pourvoir à la défense de sa vie et de sa liberté […] nous voulons seulement être à même de se défendre ; vous ne pouvez nous refuser, et la société ne peut nous ôter ce droit que la nature nous donne ; à moins que l'on ne prétende que la déclaration des Droits n'a point d'application pour les femmes, et qu'elles doivent se laisser égorger comme des agneaux, sans avoir le droit de se défendre. »

Ce discours est évidemment très mal accueillie par les députés. Nul cas de conscience, nul questionnement philosophique, les femmes armées sont perçues comme une menace pour l'ordre. Ils vont jusqu'à y voir la main de puissances étrangères1.

 

En s'inspirant des travaux de l'anthropologue féministe Paola Tabet (gestion sociale de la reproduction), Elsa Dorlin propose de l'idée de « gestion sociale de la martialité » qui souligne par là-même l'idée d'une division du travail martial.

 

C'est là un premier amendement à la définition weberienne de l’État comme « monopole de la violence légitime » sur lequel l'auteure reviendra.

 

 

 

Les suffragettes seront également confrontées à cette gestion sociale de la martialité. Face au refus des hommes de concéder aux femmes les mêmes droits, face à la violence même de leur refus, face aux agressions multiples qu'elles subissent, bien souvent sous l’œil complaisant des forces de l'ordre censées les protéger, la Women's Social and Political Union (W.S.P.U.) et notamment sa fondatrice Emmeline Pankhurst, s'intéressent de près aux arts martiaux et à l'auto-défense. Ceux-ci furent à l'époque récemment importés par un ingénieur britannique revenu du Japon. Ses cours étant ouverts aux femmes et aux enfants, la W.S.P.U. y forme une quarantaine de militantes pour créer un service d'ordre secret qui assurera l'auto-défense des militantes durant les meetings ou les actions, voire protégera contre les arrestations de la police.

 

 

L'auto-défense semble donc être une remise en cause légitime de cette gestion sociale de la martialité, de cet accès différencié à la défense de soi. C'est quelque part l'affirmation de la citoyenneté de celles ou ceux qui en sont exclu(e)s.

 

Dans le cas de la population juive du ghetto de Varsovie, confrontée aux Nazis, la résistance se met en place tout en sachant que la seule issue sera la mort. L'auto-défense a donc plutôt pour objectif de permettre aux condamnés de choisir la manière de mourir (les armes à la main ou non). Il y a là une éthique de l'auto-défense : rendre une forme d'humanité à ceux qui vont mourir.

 

 

Mais, sans vraiment de transition, la philosophe évoque d'autres exemples historiques qui posent question.

 

L'auto-défense juive commence à la fin du XIXème siècle contre les pogroms en Russie. Le Bund, (organisation laïque juive et socialiste implantée en Russie et Pologne), se mobilise dès sa naissance (1898) sur la question de l'auto-défense. Mais un autre parti socialiste, sioniste celui-ci, organise aussi l'autodéfense. Ce mouvement sioniste s'imposera et importera l'auto-défense en Palestine. Dans les années 1930, on aboutira alors à des actions terroristes contre les arabes.

De même, le Krav Maga est une technique d'auto-défense qui a également participé à l'histoire juive. D'origine slovaque, Imi Lichtenfeld fait passer la lutte et la boxe dans l'autodéfense des juifs durant l'entre deux guerres où nombre de juifs sont agressés. Lorsqu'il émigre en Palestine, l'armée récupère la technique. A partir de là le krav maga s'apparente à un mythe fondateur de l’État juif. La biographie d'Imi Lichtenfeld se confond avec celle d'un héros fondateur, fuyant les exactions commises contre un peuple persécuté en Europe, pour assister à la naissance providentielle d'une nation qui se représente comme attaquée de toute part, imposant son existence, son autorité et ses frontières à la seule force de son peuple. Il y a là un passage de la défensive à l'offensive. Se défendre signifie désormais avancer, gagner du terrain, conquérir des terres, attaquer l'ennemi là où ça fait mal. Le krav maga symbolise ainsi cette idéologie nationale de la défense offensive, que l'armée israelienne (Tsahal) reprendra dans sa propagande. Certaines unités se spécialiseront dans ce type d'actions terroristes ciblées, dites d'auto-défense offensive.

 

Petit à petit le krav maga et la théorie de la défense-offensive, selon laquelle une bonne défense est en même temps une attaque, se répand dans la société civile israélienne et s'élève au rang de devise nationale. « Se diffuse aussi par là une allégorie viriliste et agonistique de la citoyenneté qui tire du principe même de la défense de soi la légitimité de son droit à la violence et à la colonisation»

 

Cette dérive de l'auto-défense n'est bien sûr pas restreinte à la seule culture juive.

 

 

L'Etat ou le non-monopole de la légitime défense.

 

Il va s'agir maintenant de remonter aux origines de la conceptualisation de l'auto-défense moderne. C'est vers les philosophies du contrat social que va d'abord se tourner l'auteure.

Elle constate que l'auto-défense est au centre de l'anthropologie de Hobbes. Chez le philosophe anglais, l'impératif de la préservation de soi découle de l'état de nature même. La question de la légitimité ou de l'illégitimité du recours à la violence défensive est par conséquent évacuée.

 

Chez Locke, la défense de soi prend encore une autre tournure. Elle devient défense de son corps et de sa production : « Le travail de son corps et l'ouvrage de ses mains, nous le pouvons dire, sont son bien propre » (Locke, Traité du gouvernement civil, 1690).

La liberté et l'obligation de se conserver sont ici conçues de façon radicalement différente : la conservation de sa personne consiste toute entière dans la légalité ou l'illégalité de se faire justice, alors que chez Hobbes elle était définie comme une disposition immanente au corps.

Chez Locke, l'auto-défense est pensée comme droit à la légitime défense.

« Toute la question est alors de savoir qui est légitime de se défendre et quel sujet ne l'est pas ».

Or, clairement, cela est ramené à la question de la propriété :

« Seuls les sujets – c'est-à-dire les 'propriétaires' – pouvant prétendre légitimement à un pouvoir de juridiction sont à même de se défendre […] Concrètement, toute offense à la propriété des propriétaires autorise ces derniers à user légitimement de la violence. »

Chez Locke, donc, sont liés droit de conservation et droit de juridiction.

 

 

Sur la question de la délégation de pouvoir, Elsa Dorlin prend le contre-pied du débat classique : elle envisage les deux cas où l’État délègue son pouvoir aux citoyens :

  • Déléguer le pouvoir de sûreté : les milices citoyennes.

  • Déléguer le pouvoir de justice : par exemple, la législation sur le port d'armes.

Cette logique de délégation « complexifie la thèse du monopole étatique de la violence légitime. ». Ici, lorsque l’État externalise un certain nombre de ses prérogatives, ce n'est pas une faiblesse ou une défaillance, c'est une façon de travailler à moindre coût.

 

Ce phénomène est très prégnant dans la culture anglo-saxonne. En Angleterre, le droit à l'auto-défense armée est définie à l'article 7 du Bill of Rights (1689). Il fut à l'époque perçu comme un moyen de prévenir l'absolutisme.

 

Dans cette culture, la place laissée à l'auto-défense armée ne signale pas une faiblesse de l’État. On est plutôt sur une façon de rationaliser les tâches.

L'histoire du droit à l'auto-défense armée est inséparable d'une généalogie de l’État libéral. On peut parler d'extension de l'initiative entrepreneuriale.

« Ces sociétés ont largement consolidé les privilèges d'une classe possédante qui a agi non pas 'au-dessus des lois', mais à côté, en mettant en place un appareil parajudiciaire d'autodéfense. Ces sociétés ont rempli efficacement leur fonction, en accord avec le pouvoir législatif, et non en opposition avec lui, tout en consolidant un principe fondamental entre citoyens, puisque seuls les propriétaires pouvaient de facto pleinement exercer ce droit naturel à l'auto-défense. »

 

 

En Amérique, on a une expression inédite du droit d'auto-défense. Celui-ci participe du récit constitutif d'une communauté politique états-unienne imaginée.

 

C'est toute la mythologie autour des Frontiersmen, ces hommes représentés comme les bâtisseurs du pays, ceux qui ont fait reculer les frontières à la force de leurs bras armés, en affrontant tous les dangers d'une nature sauvage et de nations natives considérées comme barbares.

 

 

Justice blanche

 

Le Vigilantisme est une idéologie massivement raciste qui s'appuie sur une théorisation particulière de la légitimation du recours à la violence défensive armée par les citoyens. Dans les années 1860, en Louisiane coloniale, le vigilantisme met en avant la figure du justicier.

A l'époque, les législateurs ont donné un blanc-seing à Charles Lynch pour « éradiquer » les problèmes d'ordre. De son nom découlera le terme de lynchage. Les pratiques de lynchage seront une marque de fabrique du vigilantisme.

 

Ces formes extrêmes de violence ne découlent pas de nulle part. Ce n'est jamais un accident. Les lynchages sont tolérés, encouragés par le laxisme des institutions qui laissent sans protection des personnes présumées coupables.

 

« Ce sont souvent des groupes de vigilants, affiliés aux associations racistes blanches, qui ont court-circuité le déroulement 'normal' du processus judiciaire en offrant à la 'foule' le droit de punir des hommes sans défense. La 'foule' a donc été l'arme par laquelle les groupes de justiciers – la plupart du temps à l'initiative de la traque – ont parachevé leur action. »

 

Ces pratiques de lynchage « témoignaient de comportements sociaux qui étaient considérés comme normaux ». Le lynchage semblait « normal ». Les enfants y étaient conviés ; on jouait avec les cadavres. Pire, on avait le sentiment d'avoir accompli la justice américaine.

Elsa Dorlin évoque des scènes de lynchage insoutenables, mais qui sont pourtant considérées comme une forme de spectacle pour les populations qui s'y livrent. A Waco (Texas) des photographies d'un jeune noir torturé serviront à la promotion touristique de la ville.

 

La philosophe peut dès lors dénoncer ce lien entre auto-défense et racisme : « Ces lynchages sont le lieu où se joue le passage entre l'auto-défense – comme droit individuel inaliénable – et la défense de la race. »

 

Les victimes de ces actes extrêmes, rarement coupables, étaient systématiquement accusées de viol. Le viol des femmes blanches est progressivement devenu le chef d'accusation-prétexte.

 

Ida Bell Wells, journaliste afro-américaine (1862-1931) témoigne, dans Southern Horrors, de ce faux prétexte en soulignant que malgré ses multiples accusations de viol, aucune disposition particulière n'a jamais été prise pour protéger les femmes blanches dans les États sudistes...

L'homme noir est toujours coupable, même lorsque les femmes blanches avouent leur amour envers eux, même lorsqu'elles affirment ne pas avoir été violentées, etc.

Ida B. Wells n'exprime aucun espoir : le Sud ne sera jamais sûr pour les noirs. Elle remarque que les seuls noirs qui ont réchappé à un lynchage sont ceux qui se sont défendus, armes à la main. Aussi, lancera-t-elle un appel à l'auto-défense armée.

 

 

Aujourd'hui, la survivance d'une certaine forme de vigilantisme2 aux Etats-Unis explique en partie le fossé qui paraît toujours insurmontable entre les populations noires et blanches d'Amérique du Nord, plus d'un siècle après la fin de l'esclavage.

 

 

L'appel à l'auto-défense armée

 

L'analyse de la philosophe va se focaliser sur une figure peu connue du mouvement noir américain : Robert F. Williams. Ancien combattant, militant communiste, il va donner une philosophie radicale à la National Association for the Advancement of Colored People (N.A.A.C.P.) suite au Kissing Case, scandale à portée internationale qui remettra en cause la stratégie pacifiste.

En appelant le mouvement noir à l'auto-défense armée, Robert F. Williams sauve quasiment le N.A.A.C.P. de la dissolution. Celui-ci est affaibli par les dissensions internes.

Williams explique par exemple que si la non-violence permet de rendre les transports publics racialement mixtes ou de faire cesser d'autres injustices, elle reste impuissante face au système social et raciste qui les reproduit.

Pourtant R.F. Williams sera vite banni, faisant face à une sévère critique alimentée par la propagande anti-communiste au sein même du N.A.A.C.P.

 

Il serait pourtant trop simpliste de résumer la situation par une simple opposition binaire entre non-violence et défense armée. Lorsque Williams préconnise l'auto-défense, celle-ci est toujours perçue comme le dernier recours, le dernier rempart pour défendre sa vie, son humanité3.

 

Elsa Dorlin nuance ainsi : « A ceux qui l'accusent de faire l'apologie de la violence et le jeu des autorités ségrégationnistes en provoquant la répression, il répond que l'auto-défense n'est pas 'l'amour de la violence' mais 'l'amour de la justice'. En ce sens, Williams n'oppose pas stratégie d'auto-défense et tactique non violente. Selon lui, l'auto-défense intervient lorsque la non-violence arrive à ce point critique où persister dans cette tactique se muerait en suicide. »

 

Ainsi R.F. Williams désaffilie l'autodéfense de la tradition de l'individualisme possessif en rompant le lien entre le concept d'auto-défense et la notion de défense de soi entendue comme propriété de sa personne et de ses biens (Locke).

 

Ce débat sur violence ou non-violence est aussi celui qui opposa Martin Luther King, Malcom X et le Black Panther Party for Self Defense, ce dernier s'inspirant en grande parti des thèses de Williams. Là aussi, il faut se garder de toute opposition binaire. Martin Luther King par exemple ne s'oppose pas à l'usage de la violence défensive, mais recommande de ne pas la provoquer en restant sans arme lors des manifestations.

 

Par ailleurs, les militants se réclamant de la non-violence ne sont pas passifs, ils engagent leur corps dans l'action et la confrontation qui peut souvent se révéler violente. Leur corps devient « la pellicule sur laquelle apparaîtra enfin la violence crasse de l'agression. »

« Dans une certaine mesure, ces défenses de soi non violente ou violente se distinguent non pas dans l'opposition entre passivité et activité, entre faiblesse et force, mais bien plutôt dans la temporalité de la défense active et de ses effets. ». L'action violente est dans l'immédiateté, tandis que la non-violence entend travailler sur le long terme.

 

 

Toutefois, l'auto-défense des Black Panthers connaît une dérive viriliste. Nombre d'hommes se servaient du Party pour avoir une forme de pouvoir. L'auto-défense violente pouvait être grisante.

Les militantes féministes noires s'en alarmaient : le sexisme étant l'un des piliers du système capitaliste, elles ne pouvaient l'envisager comme viable. Elles y voyaient un renforcement de la domination idéologique des valeurs blanches.

 

Bobby Seale, cofondateur du B.P.P.D.S., considérait que « la lutte contre le machisme est une lutte des classes ». L'expression « la femme doit rester à la maison » est à seulement quelques pas de « le nègre doit rester à sa place ».

 

Elsa Dorlin souligne qu'il y eut sur ces questions une « véritable lutte des classes idéologique ». Le machisme serait « l'une des armes les plus efficaces de l'infiltration idéologique du Black Power. Les injonctions à rétablir un patriarcat bourgeois, policé, à correspondre aux normes dominantes de genre comme idéologie régulatrice, marquent l'une des modalités les plus efficaces, les plus continues, d'un dispositif de domination qui produit, au sein même des luttes sociales, une forme de vulnérabilité idéologique. L'auto-défense est sans issue si elle ne travaille pas en priorité cette lutte sémiotique de classe. »

 

 

Les violences faites aux femmes

 

A ce stade, la philosophe revient sur l'impuissance des campagnes de lutte contre les violences faites aux femmes. Après un rappel succinct de ces campagnes depuis 1989, elle pose ouvertement la question : ces campagnes de com' sur ces sujets étaient-elles toutes vouées à l'échec ?

 

L'auteure nous délivre un constat terrible : ces campagnes n'ont fait que répliquer cette violence.

« Actualisant ainsi la vulnérabilité prêtée à la féminité plutôt que de proposer des formes alternatives de féminité et des outils pour répliquer à la violence, ces campagnes publiques ont échoué à prévenir la violence sexiste. »

Dans une note, Dorlin constate que c'est toujours la même figure sans défense, que ce soit pour les femmes battues, la famine, les maladies, toutes ces campagnes exploitent le registre de la protection compassionnelle.

Inévitablement, ces campagnes semblent vouloir mettre en avant la vulnérabilité comme le lot inéluctable de toute femme. Qui plus est, les femmes représentées sont normées : jeunes, blanches, minces...

 

Aussi Elsa Dorlin pose la question : Qui prend plaisir à regarder ces affiches ?

Les femmes battues ne peuvent y voir qu'un reflet humiliant de leur faiblesse. Il est probable que ces images les dégouttent...

 

« Comment, dans ces conditions, ces campagnes peuvent-elles remplir l'objectif qu'elles affichent : 'aider', 'protéger', les victimes de violences ? Et donc à qui s'adressent-elles ? »

Qui prend plaisir devant la souffrance d'autrui ? Qui prend plaisir au spectacle de l'impuissance ?

 

Dorlin répond sans détours : « les campagnes publiques sont un tribut offert aux agresseurs ». L'agresseur peut y contempler ce que cela fait d'être puissant, être capable de battre, frapper des personnes qui ne feront que pleurer ou se plaindre, hurler ou mourir.

 

Et la conclusion tombe : « Nous ne sommes donc pas mis devant la souffrance d'un objet, mais devant la puissance d'un sujet. Ces campagnes sont tragiques parce qu'au fond elles ne traitent que d'une surpuissance prêtée aux hommes. »

 

 

Sans nécessairement le présenter comme un modèle à suivre pour de véritables campagnes de lutte contre les violences faites aux femmes, Elsa Dorlin évoque un contre-exemple : le roman d'Helen Zahavi, Dirty Week-end.

L'histoire est centrée sur un personnage féminin, Bella, qui est régulièrement victime de menaces, harcèlement et violences. La description qu'en donne Elsa Dorlin éclaire d'un jour cru les mécanismes qui font qu'une victime tend à se replier sur elle-même, à réduire son espace vital, à « avoir l'impression d'être une intruse jusque chez elle ».

Tout bascule lorsqu'un homme cherche à la violer et qu'elle décide de ne plus se laisser faire. La proie devient la chasseuse, elle se venge en devenant tueuse en série. « Alors voilà, même la fragile Bella peut soulever un marteau ». Tout son être, tous ses muscles, insiste la philosophe, ont été éduqués à cette violence. Bella n'a pas appris à se battre, elle a désappris à ne pas se battre.

Décrié comme un roman ultra-violent, pornographique, obscène, immoral, etc., par l'establishment britannique, Elsa Dorlin montre en quoi ce livre consiste en une pédagogie brutalisante qui s'adresse aux autres, aux hommes. Il permet aussi de sortir de ce cliché malsain imposant la femme comme une éternelle victime en montrant la violence qui peut se terrer en son sein.

 

 

Conclusion

 

Le livre d'Elsa Dorlin nous montre à quel point l'idée d'auto-défense résonne avec diverses notions comme celles de l'instinct de survie, de la violence ou la non-violence, de la légitime défense, de la discrimination, etc.

L'auto-défense, même non violente, est le plus souvent silenciée, quand elle n'est pas la cible du pouvoir. Par l'analyse historique, la philosophe décrypte les mécanismes par lesquels les États ont été amenés à établir un traitement différencié entre les sujets qui ont ou non le droit de se défendre. Elle dénonce également les mécanismes par lesquels certaines catégories de population se servent de l'auto-défense pour s'octroyer un droit de justice.

Elsa Dorlin montre enfin que l'auto-défense ne peut être érigée en principe sans travail préalable sur le plan idéologique, sous peine de relayer les volontés de dominations qu'elle est censée combattre. L'auto-défense doit être réfléchie et dégagée d'un certain nombre de travers comme le sexisme, le racisme, le colonialisme.

 

 

1Conspirationnisme quand tu nous tiens ! - Toujours très tendance aujourd'hui, lorsque l'ONU a demandé une enquête sur les violences policières en France, les dominants (politiciens et éditocrates en première ligne) y virent la main d'une puissance étrangère !

2Elsa Dorlin illustre cette survivance par l'affaire Abu Grahib (2003-2004).

3Voir Negroes with Gun, publié par R.F. Williams en 1962 lors de son exil à Cuba.

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