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PHILOSOPHIE, SOCIOLOGIE, POLITIQUE, HISTOIRE, EDUCATION, ENVIRONNEMENT, RECHERCHES EN SCIENCES HUMAINES

02 Nov

Notes de lecture - Ivan Illich, Valeurs Vernaculaires, rédigé en 1980, non publié

Publié par J. CORREIA  - Catégories :  #philosophie, #sociologie, #histoire

Notes de lecture - Ivan Illich, Valeurs Vernaculaires, rédigé en 1980, non publié

Suite à la lecture de la Convivialité du philosophe et sociologue Ivan Illich, en qui je découvre un critique radical de la société de consommation et un précurseur de l'idée de décroissance, je cherchais dans sa bibliographie un texte venant étayer sa conception de la destruction des sociétés vernaculaires par une sorte d'enquête historique approfondie (un peu comme le fait Majid Rahnema dans Quand la misère chasse la pauvreté).

A priori, Illich n'a pas publié un tel ouvrage. Mais il existe ce petit texte d'une cinquantaine de pages, non publié, qui esquisse une réflexion historique.

Illich tente de remonter aux origines de la société marchande, mais à sa manière, sans aucune référence au marxisme, qui reste pourtant à ce jour encore, l'une des critiques les plus emblématiques de cette société. Même les historiens ne trouvent grâce à ses yeux, car aucun n'a su trouver le point de rupture, que le philosophe présente ici : Nebrija et la nouvelle Grammaire castillanne.

 

 

L'idéologie du développementisme

 

Le premier chapitre retrace à grands traits sa critique de l'idéologie du développement dont il montre, à terme, la contre-productivité.

Il montre d'une part l'existence d'externalités indésirables. Tous ces coûts dits externes que le secteur productif en question ne veut pas prendre en charge (gestion des déchets, dégâts environnementaux, etc.). Plus on développe, plus les externalités indésirables s'imposent.

Il montre d'autre part que le travail salarié est la seule forme mise en avant dans cette société, au détriment d'autres formes, comme le bénévolat, les tâches domestiques, etc. Ce travail fantôme est tabou. Il est l'angle mort des études économiques. Illich soutient pourtant qu'il est un élément constitutif du mode industriel de production.

Il y a, sous le régime capitaliste, une déconsidération inédite de ces formes d'activités : le travail domestique est déconsidéré, le plus souvent relégué au sexe féminin. Anticipant les propos de Viviane Forrester dans l'Horreur économique (1995), Ivan Illich montre comment le chômage est déjà perçu comme une malédiction.

 

Ivan Illich dévoile un lien entre la ruine de l'auto-subsitance, le travail salarié et/ou bénévole, et la domination étatique étendue :

« Nous avons vu que partout où le travail salarié s'étend, son ombre, le servage industriel, grandit aussi. Le travail salarié, comme forme dominante de production et le travail domestique, comme son type idéal de complément bénévole, sont tous deux des formes d'activité sans précédent dans l'histoire ou l'anthropologie. Ils prospèrent seulement là où l’État absolu et, plus tard, industriel a détruit les conditions sociales de la vie de subsistance. Ils s'étendent quand les communautés à petite échelle, diversifiées, vernaculaires ont été rendues sociologiquement et légalement impossibles... »

 

La société marchande tend à remplacer la compétence générale des individus ainsi que les activités de subsistance autonomes par l'utilisation et la consommation de marchandises. Les besoins sont systématiquement redéfinis en termes de marchandises et de services produits en série en suivant la conception d'experts.

Comme le souligne le sociologue, un tel fonctionnement aboutit nécessairement à la dégradation de la capacité à faire face indépendamment aux impératifs de la vie.

 

Ivan Illich fait pourtant remarquer que cet idéal de l'homme industriel est en déclin. Selon lui, nombre de personnes tentent de se soustraire de cette dépendance au travail salarié et à la consommation de masse (il donne une estimation de 4 millions de personnes pour les seuls États-Unis). Nous sommes alors en 1980 ; une telle affirmation peut surprendre. Ivan Illich pêcherait-il par excès d'optimisme ? J'aurais tendance à penser que c'est juste si l'on place du point de vue des mentalités. Probablement que les gens, a fortiori de nos jours, aimeraient se soustraire à cette logique. Mais dans les faits, nous sommes bien, pour la plupart, contraints de chercher un travail salarié et de consommer, même si on essaye d'en réduire au minimum l'intensité.

De nos jours, on peut constater l'accroissement de zones qui tendent à s'émanciper de la logique marchande. La désormais célèbre Zone A Défendre de Notre-Dame-Des-Landes en France, et à une autre échelle, les communes autonomes zapatistes au Chiapas et l'administration autonome du Rojava. On observe une tension de plus en plus évidente entre ceux qui cherchent une alternative et ceux qui continuent de promouvoir l'idéologie du développement. Les premiers représentent sans doute une grande fraction, plus ou moins active, de la population mondiale.

Mais il est difficile de ne pas constater que ce sont uniquement ceux du second camp (à l'exception notable du Chiapas) qui accèdent au pouvoir et qui font les choix majeurs qui engagent toute la société. Il n'y a qu'à voir le sort de nombres de ZAD qui sont rayées de la carte par simple décision préfectorale. Ou constater la fragilité de la situation actuelle au Rojava, menacé par l'Armée turque. C'est qu'il reste en réalité le problème de l'inégalité de pouvoir qu'élude Ivan Illich, contrairement à Majid Rahnema dans son œuvre déjà citée.

 

 

Ivan Illich esquisse ensuite un bref historique de la perception de l'étranger. Après avoir été un barbare, l’Église fit de l'étranger quelqu'un dans le besoin. Le barbare se transforme en païen, prescrit pour devenir chrétien. Le musulman fit du païen un infidèle. Avec la découverte du Nouveau Monde, l'étranger devient l'homme sauvage. Considéré comme n'ayant pas de besoin, il fit forte impression mais fut rapidement perçu comme une menace pour les desseins du colonialisme et du mercantilisme.

Après nombre de débats sur l'existence d'une âme chez ces sauvages, on se mit à parler d'indigènes. Par opposition au sauvage, l'indigène était jugé avoir une âme, et surtout des besoins. Même si ceux-ci différaient des besoins des gens civilisés car déterminés par le climat, la race, la religion, etc. S'occuper de ces besoins insatisfaits, telle était la justification a posteriori de la domination coloniale. Non pas par humanisme, mais pour des raisons purement mercantiles, on supprima le concept de sauvage pour lui substituer celui d'indigène.

Mais au temps du Plan Marshall, les besoins limités des indigènes en biens et services contrecarraient la croissance et le progrès. « Il fallait qu'ils se métamorphosent en sous-développés, la sixième et actuelle étape de la vision occidentale de l'étranger. »

Illich montre en cela que la décolonisation n'était rien d'autre qu'un processus de conversion. Elle a permis de considérer les ex-indigènes comme des Européens en devenir, donc les traiter comme des personnes avec des besoins aussi excessifs que les Européens, de voir dans les pays « émergents » de « nouveaux marchés à conquérir ». De là un projet de développement basé sur des quantités élevées d'énergies par personne, conception éco-suicidaire qui mène l'humanité droit dans le mur.

 

 

Comme Majid Rahnema le fera à sa suite, Ivan Illich oppose au développementisme post-colonial la convivialité.

C'est ce que le philosophe désigne dans son jargon du nom de sociétés ou économies vernaculaires.

Vernaculaire est un terme latin. Il désigne toute valeur qui était domestique, faite à la maison, tirée des communs, par opposition à ce qui était obtenu par un échange formel. Cela regroupe en fin de compte les activités des gens quand elles ne sont pas motivées par des pensées d'échange, donc des activités autonomes, non liées au marché.

 

L'économie marchande est une guerre contre cette société vernaculaire, une guerre contre la subsistance. Comment ? Par où cela passe-t-il ?

Le philosophe va ici faire appel à l'histoire.

 

 

Histoire de la guerre contre la subsistance

 

Si 1492 est connu comme la date de la conquête du Nouveau Monde, elle est aussi celle d'une autre conquête, selon Ivan Illich, qui a été longtemps passée sous silence.

1492 est en effet une date emblématique pour le philosophe car cela correspond à la rédaction de la Gramatica Castellana de Nebrija qui signe à ses yeux la colonisation du langage.

 

Le 18 août 1492, Nebrija présente à la Reine d'Espagne, « un outil pour coloniser le langage parlé par ses propres sujets ». Grâce à cette nouvelle grammaire officielle, une noble littérature pourra émerger, qui fera concurrence aux « histoires fantaisistes pleines de mensonges » que les langues locales colportent.

 

Cet acte, qui semble anodin aujourd'hui, est déterminant pour l'histoire culturelle européenne. La grammaire standardisée et officialisée tend à éliminer la multiplicité et l'incontrôlabilité de la littérature vernaculaire, pour imposer un discours hégémonique. Excellent publiciste, Nebrija vend clés en main son produit : une langue officielle qui seule pourra préserver la mémoire de la grandeur d'une Reine. Sans cela, ne subsisteraient que des légendes. Fini les contes folkloriques, place à la vraie Histoire...

 

Une grammaire officielle rend possible un contrôle bureaucratique plus omnipotent, car les patois locaux (= langues vernaculaires) lui échappent trop. Pour Illich, Nebrija a montré le chemin pour empêcher, au moment où on invente l'imprimerie, le développement libre et anarchique des livres et comment transformer cela en un instrument de contrôle bureaucratique1. Il fait remarquer l'apparition, à peine quelques décennies plus tard, du fameux Index librorum prohibitorum (1559), qui recensera tous les livres considérés comme hérétiques par l’Église.

 

Alors que les autres langues officielles (le latin, l'arabe, le persan, le francique, etc...) se cantonnaient aux élites intellectuelles ou aux diplomates, Nebrija veut l'imposer à tous. Il affirme que « l'éducation obligatoire dans une langue nationale standardisée est nécessaire pour que les gens arrêtent la lecture dévergondée qui leur donne un plaisir facile ». Selon Illich, le nouvel État moderne a besoin d'une nouvelle langue officielle, que tout le monde peut comprendre, pour sa propagande. Il a besoin d'un artificio : la grammaire de Nebrija.

 

 

Aux yeux d'Ivan Illich, « Le basculement du vernaculaire à une langue maternelle officiellement enseignée est peut-être l'événement le plus significatif - et, donc, le moins étudié - dans l'avènement d'une société intensivement marchande ».

On bascule d'une multiplicité de langues vivantes à une langue sèche, artificielle, abstraite.

 

 

Pour Illich, c'est ce basculement qui engage la guerre contre la subsistance, la guerre contre le vernaculaire. L’œuvre de Nebrija est considérée de ce point de vue comme plus déterminante que ne le furent les découvertes de Christophe Collomb dans la mise en coupe réglée du monde par la société marchande :

 

« Tant Colomb que Nebrija offrent leurs services à une nouvelle sorte de bâtisseur d'empire. Mais Colomb propose seulement d'utiliser les caravelles récemment créées à la limite de leur rayon d'action pour l'expansion du pouvoir royal dans ce qui deviendrait la Nouvelle Espagne. Nebrija est plus fondamental - il discute l'utilisation de sa grammaire à l'expansion du pouvoir de la reine dans une sphère totalement nouvelle : le contrôle de l’État sur la forme de subsistance quotidienne du peuple. En pratique, Nebrija rédige déclaration de guerre à la subsistance que le nouvel état s'organisait pour mener. Il vise l'enseignement d'une langue maternelle - la première partie de l'éducation universelle à être inventée »

 

Parfait contre-pied à la lecture marxiste traditionnelle qui placerait l'économie (donc la conquête coloniale) comme première ! Si on peut reconnaître que les historiens marxistes (et les autres d'ailleurs) ne se sont que peu attardés sur cette conquête dans le domaine idéologique, il reste difficile de comprendre en quoi ceci serait plus une guerre à la subsistance que la conquête de civilisation jusque là préservées de l'idéologie mercantile.

 

 

Le Monopole radical de la langue officielle enseignée

 

La langue officialisée n'est en rien la consécration, la suite logique, la purification des langues vernaculaires. Elle en est au contraire l'antithèse absolue :

 

« Le vernaculaire se répand par l'utilisation pratique ; il est appris de personnes qui veulent dire ce qu'elles disent et qui disent ce qu'elles veulent dire à la personne à qui elles s'adressent dans le contexte de la vie de tous les jours. Il n'en est pas ainsi de la langue enseignée. Avec la langue enseignée, celui de qui j'apprends n'est pas une personne dont je me soucie ou que je n'aime pas, mais un orateur professionnel. Le modèle pour la langue familière enseignée est quelqu'un qui ne dit pas ce qu'il veut dire, mais qui récite ce que d'autres ont inventé

[…]

Le langage familier enseigné est la rhétorique morte et impersonnelle des gens payés pour déclamer avec une conviction factice des textes composés par d'autres »

 

Il y a un lien très profond entre ce texte et la critique de l'éducation initiée au Brésil par Paulo Freire dans les années 60/702. Le pédagogue brésilien critique en effet l'enseignement institutionnalisé en ce qu'il est invariablement abstrait, déconnecté de la réalité, décontextualisé. Il met l'accent sur le caractère passif dévolu à l'élève, qui aboutit in fine à la suppression de l'esprit critique, à l'aliénation, voire à la nécrophilie dans son sens Frommien. Ivan Illich voit également la destruction de ce qu'il y a de vivant dans une langue officialisée, asséchée, artificialisée.

Le sociologue ne peut que constater « la décrépitude de l'apprentissage spontanée » et la marche vers « une méséducation »3

 

 

Selon Illich, c'est ce changement de vision instituée par Nebrija, qui s'étalera sur 5 siècles, qui « produira notre dépendance aux marchandises et aux services ».

La systématisation des méthodes éducatives (« tout enseigner à tous ») mise en œuvre par Comenius un siècle et demi plus tard est perçue par Illich comme l'héritage direct de Nebrija.

La société intensivement marchande repose sur cette idée d'un besoin universel de services assurés par des professionnels. Illich fait référence à la réforme de l’Église du VIIIème siècle dans laquelle Alcuin, moine écossais, philosophe de cour de Charlemagne, joua un rôle éminent.

Dans cette réforme, les prêtres voient leur rôle se modifier. L’Église ne se définit plus comme l'ensemble des fidèles, mais se restreint à l'institution qui va dispenser les soins. Les prêtres deviennent comme des précurseurs des prestataires de services.

 

 

A nouveau, l'auteur prend le contre-pied de la lecture marxiste :

« Du neuvième au onzième siècle, l'idée a pris forme qu'il y a des besoins communs à tous les êtres humains qui ne peuvent être satisfaits que par le service d'agents professionnels. Ainsi la définition de besoins en termes de fournitures professionnellement définies dans le secteur tertiaire précède d'un millénaire la production industrielle de marchandises de base universellement nécessaires. »

Ce serait donc le secteur tertiaire avant l'industrie, l'idéel avant le matériel.

 

L'idée fit donc son chemin de besoins impératifs de la nature humaine que seuls quelques professionnels seraient capables de satisfaire. Cette idée, le philosophe la conçoit comme la base du service contemporain et de l'état-providence.

 

Jusqu'à récemment, la langue de tous les jours n'était nulle part le produit d'une conception. Nulle part elle n'était achetée et fournie comme une marchandise. L'apprentissage de la langue devint « la première des marchandises spécifiquement modernes, le modèle de tous les "besoins fondamentaux" à venir ».

 

L'officialisation de la langue serait donc à l'origine de notre aliénation, tout au moins, ce serait cet événement historique qui nous aurait rendu dépendant des marchandises et services, incapables de produire nous-mêmes ce dont nous avons besoin.

 

 

 

Conclusion

 

L'analyse historique d'Ivan Illich paraît donc un peu courte pour pouvoir emporter l'adhésion de ses lecteurs. Il a certes le mérite d'attirer l'attention sur un point qui, effectivement, n'est que rarement envisagé. Aucune biographie consacrée à Nebrija en français, encore à ce jour. Une seule édition de la Gramatica Castellana destinée aux spécialistes de la linguistique. Aucune étude sur la portée de son œuvre.

 

Le recours à l'histoire reste pourtant peu probant. Comment justifier ce bond dans le temps évoquant la réforme d'Alcuin pour expliquer le développement de services industriels ? Le lien entre la grammaire espagnole et l'Index librorum prohibitorum dont le recensement transcende les diverses langues nationales européennes est-il si évident ?

 

Enfin, pour lutter contre les méfaits de la société de services, le sociologue ne voit d'autre solution que de rétablir le domaine vernaculaire. Il encourage l'engagement concret dans un travail au sein de collectifs autonomes. Cependant, force est de constater que ce travail est souvent bénévole. Celui-ci est justement considéré par Illich comme un complément nécessaire à l'économie marchande pour absorber les externalités indésirables. Nous sommes donc en droit, si l'on se place du point de vue du sociologue, de nous demander si s'investir dans de telles actions ne contribue pas in fine à renforcer l'ordre existant. Par conséquent, il manque a minima un travail de clarification, de distinction entre le travail bénévole et le travail dit vernaculaire.

 

 

 

1Illich ne dit cependant pas que l'imprimerie serait la cause du problème. Au contraire, l'imprimerie aurait put accroitre l'étendue et la puissance des œuvres vernaculaires ingouvernables. C'était justement le souci majeur de Nebrija.

2Voir sa Pédagogie des Opprimés (1970) et sa Pédagogie de l'Autonomie (1996)

3Il traitera ce thème dans Une société sans école, 1971

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T
"A priori, Illich n'a pas publié un tel ouvrage" Ben si, c'est Le Travail Fantôme, éd. Seuil, 1981.
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Ah ! Merci pour cette info. Je ne maitrise pas toute la biographie d'Illich et cet ouvrage m'a visiblement échappé. Je tâche de me le trouver et le lire au plus vite !

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