Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

PHILOSOPHIE, SOCIOLOGIE, POLITIQUE, HISTOIRE, EDUCATION, ENVIRONNEMENT, RECHERCHES EN SCIENCES HUMAINES

11 Dec

Notes de lecture - Pablo Servigne, Gauthier Chapelle, L'entraide, l'autre loi de la jungle, 2017

Publié par J. CORREIA  - Catégories :  #anthropologie, #philosophie, #collapsologie

Notes de lecture - Pablo Servigne, Gauthier Chapelle, L'entraide, l'autre loi de la jungle, 2017

Pablo Servigne et Gauthier Chapelle sont tous deux biologistes réputés. Le premier apparaît fréquemment sur les médias pour délivrer un message qui dénote particulièrement par rapport au discours ambiant : la solidarité n'est pas si absente de nos vies qu'on veut nous le faire croire. Elle en serait même un moteur essentiel. Message important à mes yeux. Aussi, c'est avec envie que je me plonge dans cet ouvrage au titre évocateur : L'entraide, l'autre loi de la jungle.

 

Le but affiché de l'ouvrage est de montrer qu'en matière d'évolution, la clé du succès n'est pas la lutte individuelle pour la survie, mais bien plutôt l'entraide. Comme pour son premier ouvrage (Comment tout peut s'effondrer, 2015), Servigne propose un tour d’horizon interdisciplinaire, bien au-delà de la biologie, leur propre discipline.

 

 

 

Histoire d'un oubli

 

Les mondes végétal et animal offrent une large gamme de mécanismes d'entraide qui peuvent aller des mutualismes (association diffuse entre espèces) aux symbioses (associations obligatoires), de l'action collective ponctuelle à la coévolution fusionnelle. Les services se donnent et se rendent dans tous les sens : protection contre nourriture, transport contre protection, nourriture contre soin, information ou déparasitage, etc.

 

On peut représenter ces types de relation dans un tableau où + apporte un avantage à l'espèce, - un désavantage et 0 signifie l'absence de gain ou de perte :

 

Types de relation

Espèce A

Espèce B

Mutualisme / Symbiose

+

+

Coexistence

0

0

Commensalisme

+

0

Amensalisme

-

0

Prédation / Parasitisme

+

-

Compétition

-

-

 

 

Mais une fois rappelé que l'entraide s'observe un peu partout dans la nature, y compris chez l'être humain, les questions surgissent :

Comment expliquer qu'on ait oublié cette entraide naturelle ? Comment rendre compte de la prédominance, dans nos conceptions modernes, du fameux struggle for life ? Comment expliquer que nous sommes tous convaincus que si les institutions actuelles venaient à tomber, ce serait le chaos ?

 

C'est l'histoire de cet oubli que les auteurs veulent mettre à jour. Ils rappellent opportunément que l'entraide dans la nature à déjà fait l'objet d'un travail scientifique... en 1902 ! Le géographe et zoologiste russe Pierre Kropotkine, en effet, publie à cette date un livre dont le titre est l'entraide, un facteur de l'évolution. Dans ce livre, il s'oppose frontalement à l'idée que la nature est une guerre permanente de tous contre tous, déjà développée par les philosophes Locke et Hobbes, mais aussi à son époque, par des intellectuels qui ont transformé la théorie de la sélection naturelle en idéologie compétitive. C'est notamment tout le travail de Spencer qui applique la théorie de la sélection naturelle de Darwin dans le champ social.

 

Dans le milieu scientifique, cette dernière tendance s'impose et les arguments de Pierre Kropotkine sont éclipsés.

 

Mais Pablo Servigne identifie une autre cause de cet oubli. Les idées de l'anarchiste russe auraient trouvé un ennemi dans le camp socialiste. Et Servigne vise nommément le courant marxiste.

Ce qui nous contraint ici à une petite clarification.

Comme le montre le biologiste, les idées politiques de Kropotkine s'appuient sur ses recherches zoologiques. L'entraide se rencontre partout dans la nature. Elle ne nécessite pas l'intervention d'une autorité centrale pour se déployer. Pierre Kropotkine extrapole donc sa découverte à la société et montre, dans les dernières parties de son livre, comment l'État s'est imposé avec brutalité peu après le moyen-âge en détruisant tous les liens profonds d'entraide qui existaient dans les communautés villageoises1. Pour créer une société nouvelle, pacifiée et organisée de manière plus juste, il ne s'agit donc pas tant de lutter contre notre nature que de s'appuyer sur notre penchant naturel à l'entraide. Le zoologiste russe confirme ainsi la thèse anarchiste : il faut supprimer l'État et toute autre forme de gouvernement centralisé.

 

Servigne présente cela comme le contre-pied des idées de Marx. Selon lui Marx avait une position anti-naturaliste selon laquelle l'homme est déterminé par la société et non par la nature. Seule une révolution pourrait permettre de « changer la nature humaine et de fonder un Homme Nouveau». Le biologiste réduit la conception marxiste de la nature humaine à une théorie de la « page blanche », qu'il nous reviendrait de sculpter en partant de 0.

 

Une simple lecture des textes de Karl Marx suffit à confondre cette supercherie : dès ses Thèses sur Feuerbach (1845), première formulation du matérialisme dialectique, le philosophe allemand rejetait « la doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l'éducation. »

 

La critique est probablement fondée sur une lecture de seconde main (voire plus !) des œuvres marxistes et s'adresse en réalité à une certaine vulgate marxiste largement oubliée (années 1960 ?).

On ne fera pas l'affront à Pablo Servigne de dénoncer une position partisane, celle classique où l'anarchiste tient le bon rôle et le « marxiste autoritaire » joue l'épouvantail. Il est plus probable qu'il s'agisse d'un désintérêt total envers le courant de pensée marxiste.

 

 

L'essentiel du propos de Servigne n'est cependant pas là. Si Marx est sur le banc des accusés, il y a une responsabilité bien plus grande dans cette histoire d'oubli.

Le biologiste pointe du doigt l'idéologie de nos sociétés modernes : « notre société a pris l'habitude, depuis la fin du Moyen-Âge et le début de la modernité, de considérer la compétition comme naturelle et la coopération comme idéologique ». Tout se passe comme si le monde dans lequel vivait l'homme était totalement coupé de la nature. L'homme vit dans un environnement quasi intégralement artificialisé et aseptisé.

 

On s'est forgé sur ce sujet deux mythes particulièrement tenaces :

  • la guerre et la compétition sont l'état normal de la nature

  • l'homme doit sortir de la nature pour accéder au bonheur

 

Il s'agit d'une vision idéologique des relations humaines. On pense généralement que les humains sont violents, menteurs, égoïstes. On observe ces comportements tous les jours. Et bien que les comportements sociaux solidaires soient tout aussi présents, nous ne savons plus les voir.

 

Adam Smith lui-même se refusait à penser que les actes humains se réduisaient au seul choix rationnel égoïste. Nonobstant le mythe de l'homo œconomicus s'imposa par l'influence des économistes2. Ce point de vue a progressivement gagné toute la communauté scientifique. On se mit à spéculer sur le gêne égoïste de l'être humain.

 

Mais récemment, depuis les années 2000, les scientifiques changent de regard. Le gêne ne suffit pas à expliquer les comportements sociaux humains. L'environnement est redevenu un facteur important (comme chez Kropotkine souligne Servigne, comme chez Marx oublie-t-il). Les échanges peuvent se multiplier entre les différentes sciences.

 

 

L'entraide spontanée

 

Si l'entraide est un phénomène qui peut sembler spontané parmi les espèces végétales et animales, quid de l'être humain ? Pierre Kropotkine et Alfred Victor Espinas (Voir Les sociétés animales, 1878), concevaient l'homme dans une continuité avec l'animal. Le passage de l'un à l'autre ne posait pas tant de problème. Mais l'homme d'aujourd'hui y voit le plus souvent une césure épistémologique insurmontable.

 

Les auteurs décrivent donc plusieurs « expériences sociales » portant sur l'inclinaison à l'entraide ou à l'égoïsme des personnes ou groupes de personnes. Des sortes de jeux où l'on distribue par exemple de l'argent aux participants et on observe leurs choix dans certaines situations.

 

Les résultats invalident quasi systématiquement les prédictions du modèle théorique de l'homo œconomicus affirmant que l'individu cherche en toute situation son seul intérêt économique. Les auteurs se régalent de ce genre d' « expériences sociales », en détaillent un certain nombre, ajoutant quelques fois un vernis scientifique en précisant quelle partie du cerveau entre en jeu. Ces expériences en grandeur réelle sont pourtant artificielles, donc contestables et rien ici ne nous permet de les tenir pour décisives ou concluantes. C'est l'un des défauts de ce texte où tout est soumis à une telle vulgarisation qu'il en devient difficile de se faire une idée sur la portée épistémologique des exemples et expériences citées.

 

 

Le propos s'affermit lorsque, en lieu et place d'une expérience, est évoqué un événement.

Le passage de l'ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans en 2005 fut un tel événement : « les catastrophes sont des occasions d'observer les comportements en grandeur nature, lorsque tout ce que l'on croyait normal s'effondre ou que l'ordre social disparaît brutalement. »

A l'évocation de ce genre d'événement dramatique, on a en tête des scènes de panique générale, de fuites égoïstes et lâches, voire de profiteurs (pillages, viols..). Or, c'est bien plus souvent l'entraide qui est au rendez-vous3. « Tous les témoignages semblent converger : en temps de catastrophe, les gens conservent leur sang-froid et coopèrent spontanément. »

 

L'anthropologie a montré que la tendance à l'entraide spontanée est un trait commun à toutes les sociétés.

 

 

Les mécanismes du groupe

 

C'est vers l'anthropologue Marcel Mauss que se tournent les auteurs pour rendre compte de cette entraide spontanée. Marcel Mauss est l'auteur du célèbre Essai sur le don (1923) où le lien social répond à une triple obligation : donner-recevoir-rendre.

La nature du don est d'obliger à terme. Il ne peut être rendu immédiatement. Rendre une contrepartie immédiatement n'est possible que dans le cadre du troc. Dans le cas d'un don, un retour immédiat serait perçu comme une offense.

Ainsi, le don crée du lien sur la durée : « elle se multiplie et se répand par ricochet, à travers le temps et l'espace, créant ainsi une culture de l'entraide ».

 

Les auteurs considèrent comme désuet le vieux débat sur les capacités innées ou acquises4. On sait désormais que l'homme est le plus souvent spontanément coopératif. C'est dû autant à un bagage génétique qu'à un environnement social déjà solidaire. L'être humain est ultra-sensible à la socialité. Son penchant à l'entraide spontanée s'épanouira surtout dans un environnement où l'entraide prouve son efficacité.

 

Il faut avouer que cela résonne avec un principe assez commun et que les auteurs résument ainsi : « je coopère au premier contact, et ensuite j'imite ce que tu fais (si tu coopères, alors je coopère ; sinon, j'arrête) ».

 

 

Dans le cadre de petits groupes, on conçoit aisément ce lien créé par don et contre-don. Mais à grande échelle, celle d'une agglomération ou d'un pays, comment l'envisager ?

D'une manière presque incompréhensible, en tout cas pour moi, les auteurs en viennent à considérer l'échange marchand comme une manifestation lointaine de cet esprit collectif. Ils évoquent par exemple eBay ou Airbnb comme d'autres formes de don et contre-don… Ce, quelques pages à peine après avoir précisé que le don se distinguait du troc, et donc a fortiori de l'échange marchand...

 

 

Un autre exemple semble plus pertinent : celui de la Sécurité Sociale. Ce bel édifice, aujourd'hui attaqué de toute part par la cupidité néolibérale, est un outil d'entraide très puissant mais devenu invisible. On ne voit plus le don à l'origine, le lien est devenu impersonnel, « froid ». Les auteurs parlent d'une solidarité froide.

 

Si les auteurs paraissent s'émerveiller devant ces extensions prodigieuses, il n'en ont pas moins conscience des risques qu'elles peuvent cacher. Les auteurs montrent que la grande taille d'une institution peut se révéler problématique. Celles-ci peuvent développer leurs propres « pulsions de vie » et devenir tyranniques. Ivan Illich l'a montré pour l'Education dans Une société sans école, pour la Santé dans Nemésis médicale, pour les Transports dans Equité et Energie, et plus globalement dans La Convivialité.

 

Sans institution, la taille optimale d'un groupe est définie par les capacités de notre cerveau. Selon l'anthropologue britannique Robin Dunbar, notre cerveau est adapté pour entretenir un réseau social de maximum 150 personnes5.

Par conséquent, au-delà de cette taille limite, il sera nécessaire de construire des artefacts institutionnels.

 

 

Forger l'esprit de groupe

 

Pour souder une équipe, c'est bien connu, rien de tel qu'une menace extérieure. Pierre Conesa, spécialiste des affaires stratégiques et militaires, l'explique dans son livre au titre explicite : La fabrication de l'ennemi, ou comment tuer avec sa conscience pour soi ( 2011). L'ennemi est avant tout une construction idéologique, stratégique, politique. Conesa écrit ainsi : « la fabrication d'un ennemi qui cimente la collectivité peut être une échappatoire pour une autorité en difficulté sur le plan intérieur. »

Vient alors à notre esprit cette image d'un Macron qui se veut 'rassembleur', brandissant la « menace » des migrants et du voile pour cacher la crise sociale. Il est peut-être opportun de rappeler, comme le font les auteurs, que c'était déjà précisément le propos du juriste et philosophe nazi Carl Schmitt pour qui la fonction même du politique était d'établir une distinction entre ami et ennemi. C'est également ce que formule Ugo Palheta dans La Possibilité du fascisme (2018) qui se sert du concept gramscien d'hégémonie pour mettre en garde contre « l'émergence de la question raciale comme l'un des axes structurant de la politique française actuelle ».

 

 

 

Il faut remarquer qu'effectivement, poussée à son paroxysme, l'entraide peut aboutir à des comportements totalement altruistes envers les membres d'une communauté et impitoyables envers les autres, comme dans les communautés religieuses les plus extrêmes… On parle alors d'altruisme de paroisse, de tendance à l'entraide préférentielle. Il y aurait probablement un lien à établir entre les mécanismes de cette dérive et ceux de l'auto-défense agressive analysés par Elsa Dorlin dans son essai Se défendre, une philosophie de la violence (2017).

 

 

 

Souder un groupe par la construction d'un ennemi est une pratique courante aujourd'hui. Mais non une fatalité. Les auteurs estiment qu'un objectif commun peut avoir les mêmes effets.

 

Les auteurs reviennent sur le fameux mythe de la « tragédie des biens communs » du biologiste Garrett Hardin. Ce dernier expliquait que dans un pâturage donné les paysans vont chacun agrandir leur cheptel pour leur intérêt personnel. Il ne peut en résulter qu'une surexploitation du pâturage. Pour le dire autrement, l'ensemble du groupe perd à cause de l'égoïsme de chacun. La théorie préconisait donc de diviser en plusieurs parcelles ou de laisser l’État gérer.

Or, depuis les années 80 les experts pointent l'inefficacité voir l'incapacité du marché ou de l'État à gouverner des biens communs naturels (eau, forêt, etc.). On découvre d'autre part que les paysans ne sont pas des êtres seulement égoïstes et calculateurs. Ils se parlent, s'organisent, s'entraident et inventent des règles de gestion pour préserver le bien commun.

Dans son essai sur La gouvernance des bien communs (2010), l'économiste Elinor Ostrom a attesté de cela en étudiant et décrivant de nombreux exemples de gouvernance de biens communs. De quoi détruire les idées reçues sur les avantages de la privatisation à outrance. Ici, la coopération horizontale fonctionne manifestement mieux.

 

 

L'entraide et l'évolution des espèces

 

L'avantage de l'esprit d'entraide est évident : grâce à un climat de confiance au sein du groupe, on économise une somme d'énergie conséquente auparavant monopolisée par la méfiance envers l'autre. Cette énergie peut dès lors servir à d'autres entreprises, plus productives, plus bénéfiques pour le groupe.

 

 

Darwin pressentait que l'altruisme et l'entraide procuraient de meilleures chances de survie au groupe et non aux individus eux-mêmes. Ce principe, commun à Darwin et Kropotkine, selon lequel les groupes les plus coopératif sont ceux qui survivent le mieux est confirmé par les recherches actuelles. Les biologistes Wilson D.S. & Wilson E.O. écrivaient ainsi : « l'égoïsme supplante l'altruisme au sein du groupe. Les groupes altruistes supplantent les groupes égoïstes. Tout le reste n'est que commentaire »

 

Il y a en réalité un équilibre dynamique entre ces deux lois de la nature. Aussi, Pablo Servigne avertit : « ni les comportements antisociaux ni les comportements prosociaux ne disparaîtront totalement de la surface de la terre ». Il est vain de rêver à un monde purement altruiste.

 

 

Il y a dans cet équilibre une question de dosage. Suivant la situation, l'entraide, ou la compétition, pourra prendre le dessus. Les observations montrent que plus l'environnement est hostile plus la solidarité va jouer. A contrario plus il y a d'abondance, plus la compétition va prendre le dessus...

 

Une expérience sur deux souches différentes de levures est ainsi rapportée : plus le milieu devient pauvre, plus l'entraide se renforce et bénéficie aux deux. Lorsque la quantité d'acides aminés dépassent leurs besoins, on s'aperçoit que les levures se font la concurrence. Et si la disponibilité en nutriments diminue les deux souches trouvent un équilibre de compétition sans qu'aucune ne disparaisse. Si on baisse encore, une entraide facultative surgit. Enfin, si on arrive à un stade critique ou une seule levure survivrait difficilement, une entraide obligatoire leur donne le moyen de survivre !

 

D'où le principe, vérifié par Kropotkine dans les steppes de Sibérie, et entériné par les auteurs : plus les conditions sont difficiles, plus l'entraide tient un rôle crucial dans la survie et l'évolution des espèces.

 

 

Dans les dernières pages de l'essai sont évoqués différents types d'entraide entre espèces.

L'alliance entre champignons et algues formant le lichen (symbiose).

Exemple aussi, le cas des virus : une véritable révolution conceptuelle a récemment ébranlé nos croyances dans ce domaine : « L'organisme qui me sert de corps abrite une immense population de micro-organismes dont le destin est intimement scellé au nôtre. ». On compte environ 38 000 milliards de bactéries pour 30 000 milliards de cellules humaines…

 

 

Autre exemple édifiant : les mycorrhyzes, champignons qui poussent au niveau des racines des arbres, formant ce qu'on appelle le réseau mycélien qui connecte les arbres entre eux.

Les botanistes ont montré que les transferts de nutriments avaient lieu non seulement entre les arbres d'une même essence, mais aussi d'essences différentes.

C'est par ce réseau que les arbres les mieux exposés à la lumière en transmettent une partie aux jeunes pousses. « Toute l'énergie solaire qui pénètre est utilisée pour la forêt, redistribuée entre toutes les espèces, au lieu d'être gaspillée dans de fréquentes et inutiles luttes fratricides

Les auteurs en tire un nouveau principe : l'entraide créer de nouvelles opportunités d'entraide. L'association champignons-arbres a rendu possible la relation entre différentes espèces d'arbres.

 

Cette symbiose est « à l'origine de la vie telle que nous la connaissons ». Le but c'est la diversité, et au-delà, la survie. L'entraide participe à la diversité du vivant. Peut-être plus que la compétition.

Cela va même plus loin :

Au sujet des bactéries, « il est remarquable de constater que les changements dans le génome de cette association peut venir soit de l'hôte, soit du microbiote. ». La symbiose est un processus de fusion qui constituerait « la plus grande source d'innovation de l'évolution. ».

La paléobiologie témoigne de la triple symbiose virus-bactérie-archée qui a mené à l'apparition des cellules à noyau.

 

 

 

Conclusion

 

L'essai se veut un appel à se défaire de la vision manichéenne (inné/acquis, nature/culture) et des modèles réducteurs de l'Homo œconomicus ou de la page blanche que l'on peut avoir sur la nature humaine.

 

Le grand avantage des propos de ce livre, c'est de ne pas présenter l'entraide comme un acte moralement bon. D'ailleurs, on l'a vu, ça peut mal finir (altruisme de paroisse). Il apparaît donc comme nécessaire de bien en connaître les mécanismes, les accepter, les maîtriser, etc6.

« Nous voyons infiniment plus d'intérêt dans la recherche des conditions d'émergence de l'altruisme ou de l'égoïsme que dans la quête d'une hypothétique 'nature humaine'. »

On sort radicalement de l'incantation morale (il faut que tout le monde soit altruiste). Ici, l'entraide est un principe scientifiquement fondé. Dans l'histoire de l'évolution des espèces et de la permanence de la vie sur Terre, son efficience a été clairement prouvée.

 

Pablo Servigne et Gauthier Chapelle réussissent donc à mettre en défaut le sempiternel laïus de tous ceux qui ne veulent rien changer au monde actuel : « tout changement est utopique, car la nature humaine est foncièrement égoïste ». On peut désormais rétorquer que la socialité de l'homme n'est pas idéologique (i.e. un choix réfléchi et/ou moral), mais est tout autant spontanée que la lutte individuelle pour la survie.

 

On peut cependant regretter un propos trop vulgarisateur qui n'aide pas à convaincre. J'aurais même tendance à y trouver une forme de naïveté sociologique relativement agaçante.

Exemple : leurs approximations sur le marxisme ; l'échange marchand assimilé au don, les innombrables « expériences » de jeu présentées comme des preuves alors que l'on a tous en tête la polémique autour de l'expérience de Stanford...

Autre exemple, lorsque les auteurs viennent à réfléchir sur la question des relations intergroupes.

Qu'il s'agisse des pays membres de l'Europe, ou des participants au G7, on entraperçoit les limites d'une extrapolation aux grands groupes nationaux : pas de prise en compte des divisions internes, des tensions, des luttes de classe. Si les auteurs ont conscience de tensions entre groupes, ils en occultent l'étude au sein du groupe.

Évoquant le fait que les pays riches ont un impact nettement plus important sur le climat, et sont pourtant plus exigents vis-à-vis des plus pauvres, les auteurs écrivent « Le cadre de départ des négociations est donc profondément injuste ». On reconnaît un problème d'inégalité qui est un frein à l'action. Mais toujours entre les États, pas entre les classes sociales. La responsabilité des classes dominantes dans la crise environnementale est totalement passée sous silence.

 

Autre phrase désarmante : « Le chemin vers de meilleurs modes d'organisation passe nécessairement par des comportements exemplaires de la part des personnes vues comme haut placées (les personnes légitimées politiquement, intellectuellement et spirituellement, ou les riches, qui servent aujourd'hui de modèles pour une majorité de la population ».

L'essai nous a fait comprendre que si l'entraide est un élan spontané naturel, il est aujourd'hui amoindri, empêché par l'idéologie individualiste dont est imbibée la société dans toutes ses strates.

Comment renverser cela ?

Compte tenu de leur 'aura morale', Servigne mise sur un premier pas des puissants pour entraîner le reste. En soi, ce n'est pas faux, ces 'élites' ont une influence considérable sur la société.

Pourtant, il y a une forme de naïveté7 à croire qu'elles pourraient promouvoir l'entraide. Ne sont-elles pas les premières à promouvoir l'individualisme de tout le poids de leur service com', leur presse, leurs relais politiciens, leurs médias, ou par l'application acharnée d'une politique néolibérale désirant anéantir toutes formes de solidarité (sécurité sociale, services publics, ZAD, mouvements sociaux, rebellions écologistes, etc.). Il semble évident qu'elles ne promeuvent pas l'individualisme par choix conscient et raisonné, mais bien parce que cela sert leurs intérêts.

 

Il est d'autant plus paradoxal de demander à ces élites de 'faire un geste' qu'aujourd'hui elles manifestent quasi ouvertement leur désir de s'émanciper du reste de la société (le grand rêve libertarien) pour vivre dans un entre-soi de luxe et de raffinement technologique pendant que le monde s'effondre (socialement et écologiquement).

 

L'entraide est peut-être un phénomène spontané chez l'être humain. Mais il me semble plus qu'hasardeux d'en déduire une position attentiste8, pensant que si effondrement il y a, les réflexes d'entraide réapparaîtront naturellement. Il n'y a pas lieu de se réjouir – en se fondant sur le principe que plus les conditions sont difficiles, plus l'entraide est importante – de la possibilité que nos conditions environnementales se dégradent dans un futur proche. Le poids d'une minorité, les fameux 1%, ayant accaparé une part considérable des richesses mondiales, peut-être plus de la moitié selon certaines estimations9, sera décisif. Il serait fatal de croire que les responsables principaux de cette crise environnementale changeront d'attitude, alors qu'ils sont pour la plupart entrain de préparer leur arche de Noé10 pour fuir la catastrophe... Leur désir de sécession est trop grand. C'est ce que j'écrivais dans mon article pour la revue Le Comptoir. Sans partager toutes les thèses de Lordon dans son récent article, il faut reconnaître la pleine pertinence de son titre : le capitalisme ne rendra pas les clés gentiment.

 

1 Ces propos font irrémédiablement penser à la guerre contre la subsistance de Polanyi et aux réflexions d'Ivan Illich. Est-ce qu'il y aurait là un héritage ? Direct ou non ? Conscient ou non ?

2L'entraide est passée inaperçue parce que la lutte individuelle pour l'existence résonnait au mieux avec la philosophie de la classe dominante. Comme pour d'autres controverses, l'idéologie ambiante contemporaine a probablement influé. On peut parler d'un parasitage idéologique de la recherche scientifique.

3Selon les auteurs, les récits apocalyptiques que les médias entretinrent autour de cette catastrophe provenaient de fausses rumeurs lancées par le Maire et le chef de la police.

4Voir les travaux en épigénétique (Voir Jablonka)

5Données confirmées par l'excellente étude du philosophe suédois Peter Gärdenfors (Comment Homo est devenu Sapiens, 2007). Cet ouvrage ne fait pas partie de la bibliographie sur laquelle les auteurs se sont appuyés, mais il en documente scientifiquement plusieurs points.

6Elsa Dorlin en arrivait à la même conclusion dans son essai sur l'auto-défense.

7Une naïveté qui explique par avance le mini-drame du dernier essai (Une autre fin du monde est possible, vivre l'effondrement, 2019) ?

8D'après les critiques que j'ai pu lire, c'est à peu près la position de Pablo Servigne dans son dernier essai.

9Voir entre autre les publications d'Oxfam.

10L'une des arches de Noé s'appelle, très précisément, The Seasteading Institute. Voir à ce sujet l'article de Pièces et Main d'oeuvre.

Notes de lecture - Pablo Servigne, Gauthier Chapelle, L'entraide, l'autre loi de la jungle, 2017
Commenter cet article

À propos

PHILOSOPHIE, SOCIOLOGIE, POLITIQUE, HISTOIRE, EDUCATION, ENVIRONNEMENT, RECHERCHES EN SCIENCES HUMAINES