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PHILOSOPHIE, SOCIOLOGIE, POLITIQUE, HISTOIRE, EDUCATION, ENVIRONNEMENT, RECHERCHES EN SCIENCES HUMAINES

12 Jun

Notes de lecture - Armel Campagne, Capitalocène 2017

Publié par J. CORREIA  - Catégories :  #Ecologie, #collapsologie, #Philosophie, #environnement, #économie

Notes de lecture - Armel Campagne, Capitalocène 2017

ANTHROPOCENE VS CAPITALOCENE

 

En 2002, Paul Crutzen, prix Nobel de chimie, introduit le concept d’« Anthropocène ». En mettant en lumière la responsabilité humaine dans la crise environnementale actuelle, ce concept a permis l’émergence d’un débat intéressant, parmi les historiens et au-delà. Pointer une responsabilité humaine ne pouvait en effet que poser la question d’une (contre-)action humaine pour dévier la trajectoire.

Toutefois, ses défauts étant nombreux, et lourds de signification, Armel Campagne, à la suite d’autres historiens, invite à lui préférer le concept de Capitalocène. Il en donne ici les raisons, en se basant principalement sur le débat outre-Atlantique entretenu par des auteurs comme Paul Crutzen, Andreas Malm, Jason Moore, Daniel Cunha, Immanuel Wallerstein, John Bellamy Foster ou encore Dipesh Chakrabarty.

 

Pour le dire rapidement, les principaux griefs que l’on peut retenir contre le récit de l’Anthropocène sont :

Une vision essentialisante de l’humanité, présentant l’ « espèce humaine » comme une abstraction homogène et qui nous enferme dans une conception globalisante, sans aucune différenciation des responsabilités

Un récit au caractère néo-malthusien insistant sur la croissance démographique comme une fatalité entraînant l’humanité vers le chaos

Enfin, une représentation anhistorique de l’humanité qui met en avant l’idée d’une « nature humaine » pyrophile, l’invention du feu, puis la machine-vapeur (i.e. la technique), étant présentée comme les péchés originels qui auraient irrémédiablement conduit l’humanité au désastre.

 

En réalité, l’histoire de l’humanité dément formellement plusieurs points constitutifs du grand récit de l’Anthropocène. C’est ce que démontrera Armel Campagne en esquissant une histoire du « capitalisme fossile », à savoir ce moment où la société capitaliste a basculé vers une énergie fossile susceptible de bouleverser le climat.

 

Le concept de Capitalocène a émergé en 2009, proposé par Jason Moore et Andreas Malm, et sera repris quelques années plus tard par d’autres historiens marxisants. Comme on va le voir au fil des réflexions d’Armel Campagne, il ne s’agit ici nullement de s’arrimer à la vieille théorie marxiste traditionnelle, généralement considérée comme productiviste, donc peu compatible avec une véritable lutte écologique.

 

On voit bien aujourd’hui, malgré les nombreux plans de verdissement de façade, à quel point la société capitaliste moderne se révèle incapable d’affronter les enjeux climatiques présents comme futurs. Le capitalisme, dans son fonctionnement général, semble indifférent à ses conséquences écologiques, traitées comme des « externalités négatives ». Cependant, relativise l’auteur, le système capitaliste n’est pas hors sol. Il a besoin d’un milieu qui ne contrarie pas ses activités. Ainsi, « le capitalisme ne va pas se désintéresser complètement du dérèglement climatique, mais lutter contre celui-ci uniquement là où il perturbera ses activités économiques, et ce par des mécanismes générateurs de profits (marché du carbone) ou peu coûteux (géo-ingénierie) » (p23).

 

La fameuse « transition énergétique » est depuis longtemps dénoncée comme pure illusion. L’auteur doute que l’on puisse parler, même au futur, d’une transition du capitalisme fossile vers une autre forme (verte, durable, décarbonée ?) : « il reste difficilement concevable qu’on assiste à une fin du capitalisme fossile » en raison, entre autres, du « lock-in technologique (surdéveloppement des infrastructures et des technologies fossiles) et une dépendance de trajectoire (path dependency) », si bien « qu’il n’y aura vraisemblablement d’expansion des énergies renouvelables au cours du XXIème siècle que sous forme d’une addition énergétique […] Et ce, en raison des dizaines d’années de réserves de charbon (150 ans), de gaz (60 ans) et même de pétrole (40 ans) au niveau actuel de production, de leur rentabilité » (p27). Donc, conformément à ce que l’on observe depuis des décennies, malgré les nombreuses alertes scientifiques depuis les années 70 (Rapport Meadows), aucun changement significatif ne semble être au programme. Le pamphlet Ne plus se mentir (2019) de Jean-Marc Gancille est à cet égard on ne peut plus lucide.

 

 

L’ÉMERGENCE HISTORIQUE DU CAPITALISME

 

Armel Campagne estime que la question de l’essor historique du capitalisme n’a pas été tranchée par Marx. Celui-ci aurait proposé plusieurs pistes : dans L’idéologie allemande il envisage une émergence progressive du « capital marchand » au sein des interstices du féodalisme. Une deuxième piste est celle de l’essor du « capital marchand » et du « capital financier » dans un contexte colonial, impérialiste et mercantiliste. La troisième piste qu’il explore, surtout dans Le Capital, est celle d’une émergence du capitalisme en Angleterre par un processus d’expropriation des paysans (enclosures).

 

Comme le montre l’auteur, en s’appuyant notamment sur les travaux de l’historienne marxiste Ellen Meiksins Wood [lien externe], cet héritage pluriel va aboutir à différente conception du Capitalocène. Certains vont situer l’origine du capitalisme fossile en Angleterre au tout début du XIXème siècle (A. Malm), tandis que d’autres l’inscriront plutôt dans une histoire système-monde dès le XVIème (I. Wallerstein).

On objecte aisément à Andreas Malm qu’une datation du Capitalocène autour de 1800 occulte le fait que l’industrialisation capitaliste prend place dans un monde capitalisé, approprié et exploité dans un contexte colonial dès le XVIème siècle.

Si on peut reconnaître que sans ce système-monde l’industrialisation anglaise aurait été physiquement impossible, Armel Campagne estime cependant que le commerce transatlantique, qui relève plus d’une logique mercantiliste pré-capitaliste, ne peut pas être tenu pour « l’élément moteur de l’industrialisation britannique » mais reste une condition importante :

« Pour autant, cette dynamique ne conduit pas au capitalisme, mais à un Ancien Régime aux rapports marchands-monétaires certes très développés, mais où ceux-ci restent subordonnés à des rapports de domination aristocratico-monarchiques héritiers du féodalisme. Surtout, ils restent encastrés dans une société faite de corporations (sans marché du travail), de droits de douane intérieurs (sans Marché national unifié), ou encore de logiques de non-accumulation productive » (p33).

Pour le dire autrement, le commerce transatlantique ne suffit pas à expliquer l’émergence d’une logique capitaliste en Angleterre ou en Europe. Sans une chaîne d’événements déterminants qui se sont produits en Angleterre, ce commerce n’aurait pas suffi à bouleverser le monde, à produire des effets biosphériques suffisants pour nous faire entrer dans le Capitalocène.

Une histoire des origines du capitalisme, et de sa transition en capitalisme fossile, s’avère nécessaire.

 

 

L’émergence historique du capitalisme en Angleterre

Armel Campagne pointe une erreur de l’historiographie marxiste, et même libérale : celle de croire à une émergence historique du capitalisme dans toute l’Europe de l’Ouest du XVème au XVIIIème siècle. L’erreur consiste à s’appuyer sur une définition confuse du capitalisme. On voit le capitalisme là où il n’est pas.

Il serait tentant, par exemple, de voir une continuité entre l’essor des bourgeoisies citadines médiévales et le phénomène de concentration urbaine extrême du XIXème siècle. Armel Campagne, toujours en s’appuyant, entre autres, sur Ellen Meiksins Wood, nous en détourne :

« Le capitalisme a été également confondu avec un essor des villes et des bourgeoisies citadines à partir du XIIème siècle. Les villes d’Europe continentale jusqu’au XIXème siècle étaient pourtant des espaces protégés de toute concurrence extérieure par un système basé sur des corporations monopolistiques et des droits de douane, loin d’être des espaces de libéralisation économique (Baschet 2009). La bourgeoisie des villes du Moyen Âge, de même, n’a que peu de choses à voir avec celle du capitalisme, puisqu’elle n’est pas une classe de propriétaires des moyens de production capitalistes réinvestissant une partie de leurs profits comme capital productif, mais un statut juridique. La « bourgeoisie d’Ancien Régime », faite d’avocats, de médecins et de professeurs d’Université, n’a également rien de capitaliste. Les riches roturiers du Moyen Âge et de l’Ancien Régime, de même, ont une attitude non-capitaliste en ce qu’ils dépensent leurs profits de manière improductive en achetant des terres dans l’optique de devenir nobles et de bénéficier d’une rente seigneuriale ou en achetant des charges publiques dans l’optique de devenir des nobles ‘de robe’ et de bénéficier d’une rente monarchique » (p36). On reviendra plus loin sur cet essor des villes industrielles, important dans le cadre d’une histoire du capitalisme fossile.

 

Dans l’immédiat, une étude méticuleuse et comparée de l’histoire de l’île britannique et du reste de l’Europe révèle une différence notable entre ces deux régions. Il y a dans le livre d’Armel Campagne l’affirmation que le capitalisme émerge de manière très précoce en Angleterre alors qu’il n’émerge en France que dans les années 1850-1860.

Le contexte historique pourrait expliquer cette primauté de l’Angleterre. Armel Campagne dessine à grands traits cette naissance du capitalisme. Un peu trop peut-être pour pouvoir juger sur pièce de la justesse de cette analyse mais il peut suffire de se reporter aux sources mentionnées pour s’en faire une idée.

 

Pourquoi l’Angleterre ?

D’une part en raison d’un centralisme précoce, de rapports de propriété inédits et d’autre part d’une série d’expropriations particulièrement impitoyables (enclosures).

« L’invasion normande de l’Angleterre en 1066 a en effet donné naissance à un système féodal relativement unique, avec une centralisation précoce du pouvoir au profit du roi, une aristocratie « unie », ainsi qu’un système de propriété faisant des aristocrates des landlords, des seigneurs-propriétaires tenant leurs propriétés du roi, et non des souverains féodaux » (p40).

L’Angleterre bénéficie donc d’une centralisation monarchique extrêmement précoce. Si en France les rébellions des souverainetés féodales contre le pouvoir central restent importantes jusqu’en 1789, l’Angleterre en semble plus ou moins exemptée.

La guerre des deux-Roses (1455-1485) semble également être une date clé car elle met fin aux restes de souveraineté féodale et débouche sur une démilitarisation de l’aristocratie. Et évidemment il faut évoquer la Guerre Civile, sur laquelle je laisse s’exprimer l’auteur :

« Ces conflits dégénérèrent finalement en une guerre civile à partir de 1640 (Zmolek 2013). Loin d’être une révolution bourgeoise anti-aristocratique, il s’agit plutôt d’un affrontement des bénéficiaires de l’économie d’Ancien Régime – le roi, sa cour, l’aristocratie féodale, l’oligarchie marchande et corporative attachée à ses privilèges et ses monopoles, etc. – et des bénéficiaires du capitalisme agricole en voie d’émergence – l’aristocratie capitaliste, les fermiers capitalistes (yeomanry), les marchands libres-échangistes de Londres, etc. La victoire du dernier camp débouche sur un début de révolution sociale, réprimée par une République autoritaire (1649-1660) mais trop radicale politiquement du point de vue de l’aristocratie capitaliste. Cette dernière se débarrassa de cette République autocratique de Cromwell par un compromis avec Charles II, fils de Charles Ier, débouchant ainsi sur une restauration politique sous condition d’une confirmation du nouvel ordre capitaliste agraire […] Une aristocratie capitaliste [sort] satisfaite [de cet épisode car] elle a fait table rase des obstacles au capitalisme agraire, avec une abolition des monopoles intérieurs en 1641, une sévère attaque des privilèges, des corporations et du système l’apprentissage (Hill 2001), une abolition des douanes intérieures et une dérégulation des marchés traditionnels (Wood 2009), permettant l’émergence d’un véritable Marché national unifié (Postan et Hill 1977) notamment au niveau agricole. Surtout, l’aristocratie capitaliste parvint à une transformation de terres féodales – formellement dépendantes du roi – en des propriétés privées » (p41).

 

A tout cela s’ajoute le phénomène des enclosures déjà désigné par K. Polanyi [lien externe] comme condition historique de l’émergence du capitalisme en Angleterre. Ces enclosures visaient à « clôturer un champ » pour le confier à un propriétaire unique, anéantissant du même coup les usages collectifs et communaux sur lesquels reposaient des pratiques agricoles ancestrales. Ces mouvements privèrent les paysans de leurs ressources traditionnel et poussa à l’exode rural, apportant une main d’œuvre désespérée dans les centres urbains. Et comme le disait le vieux Marx :

 

« Le mouvement historique qui transforme les producteurs en ouvriers salariés apparaît ainsi, d’un côté, comme leur affranchissement de la servitude et de la loi des corporations […]. Mais, de l’autre côté, ces affranchis de fraîche date ne deviennent vendeurs d’eux-mêmes qu’après avoir été dépouillés de tous leurs moyens de production […]. Et l’histoire de cette expropriation est inscrite dans les annales de l’humanité en caractères de sang et de feu ». Karl Marx, Le Capital, Livre I.

 

Or, c'est dès le XIVème siècle que l’Angleterre connaît plusieurs séries d’enclosures. Déjà dénoncées par le philosophe Thomas More dans son Utopie (1516), elles devaient mettre fin aux décisions collectives et aux coutumes entravant l’essor du capitalisme agricole.

Si on compare tout cela à la France, la différence est patente. L’auteur affirme l’inexistence de rapports capitalistes dans la France du XVIIIème siècle : « plus précisément, l’Ancien Régime français tardif, généralement pensé comme une société capitaliste relativement développée n’attendant qu’une libération complète du féodalisme par une révolution bourgeoise, nous permettra de montrer l’inexistence d’un essor historique du capitalisme en-dehors de l’Angleterre » (p36). Ainsi, la vulgate marxiste, qui traditionnellement voit dans la révolution française une conséquence de la lutte entre la bourgeoisie montante et la vieille noblesse, est démentie.

Selon l’auteur en effet, il y a bien une intensification des échanges sous l’Ancien Régime français, mais il obéit à une logique non-capitaliste. En effet, la production de biens artisanaux est, en grande partie, enserrée dans un régime corporatif, assurant à ses participants un monopole de production de tel bien dans tel espace délimité, moyennant une conformation à des normes précises de production. Il n’y a pas de marché. Les grandes manufactures sont protégées de toute concurrence. Dans ces conditions, le motif principal de l’entrepreneur n’est pas d’avoir des coûts minimaux de production et un profit maximal, mais un produit avec une certaine « qualité d’usage ». Les manufacturiers eux-mêmes ne se comportent guère comme des capitalistes, puisqu’au lieu de réinvestir une partie de leurs profits au sein de l’appareil productif, ils acquièrent des titres de noblesse et des terres. De même, la Finance d’Ancien Régime est loin d’être capitaliste, sa principale activité consistant à prêter au roi ou aux aristocrates de manière improductive.

 

G. Comninel l’affirme sans réserve : « L’agriculture commerciale française était hautement développée, mais rien dans sa structure ne montre de dynamique intrinsèque ou de dissolution des relations de production traditionnelles, lesquelles sont consubstantielles au capitalisme. L’Ancien Régime, dès lors, ne montre aucun signe du développement du capitalisme ou de son émergence » (Comninel, Rethinking the French Revolution : Marxism and the Revisionist Challenge, 1987).

On comprend donc que si Engels a écrit sur La situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845), cela ne relève nullement du hasard biographique ; il aurait difficilement pu écrire, à la même époque, le même livre au sujet de la France…

 

 

L’ESSOR DU CAPITALISME FOSSILE

 

On a là une explication de l’émergence de rapports de production capitalistes agricoles en Angleterre. Mais, en soi, cela ne suffit pas à rendre compte de l’origine et des causes de l’impact humain sur le climat.

Un certain nombre des tenants du récit de l’Anthropocène veulent voir dans l’invention de James Watt (la machine-vapeur est brevetée en 1784) l’origine du développement intensif de la production et donc de l’impact environnemental. C’est confondre cause et conséquence.

L’idée directrice d’Armel Campagne peut se formuler ainsi : si l’invention de James Watt a autorisé la transition vers un capitalisme fossile, elle n’est nullement la cause première de l’expansion industrielle. Elle n’est qu’un moyen visant à satisfaire une compulsion de croissance déjà préexistante.

 

A la suite de sa réflexion sur l’origine du capitalisme agricole, Armel Campagne va se pencher sur l’essor du capitalisme houiller. Car le précoce capitalisme anglais (XVIème-XVIIème siècles) a également une dimension minière.

Comme pour l’agriculture, un mouvement d’expropriation de terrains s’opère grâce à des mesures juridiques faisant du charbon une ressource appropriable (édit royal de 1566). On observe dès lors « une compulsion de croissance du capitalisme houiller, avec 35 000 tonnes produites en 1560 et 200 000 en 1600 (Zmolek 2013, 76) et une crise de surproduction au cours des dernières décennies du XVIIème siècle (Malm 2016). Dès 1640, l’Angleterre produit trois fois plus de charbon que le reste de l’Europe » (p46).

Signe qu’une compulsion de croissance – il me semble que l’auteur reprend cette notion du courant de la critique de la valeur (Wertkritik) – existe bien avant l’invention de la machine-vapeur. Il ne faut cependant toujours pas y voir l’origine du capitalisme fossile. L’auteur, avec Malm, rappelle que cette énergie fossile reste à usage domestique.

 

Ainsi, « l’introduction de nouvelles machines n’est pas une cause de l’industrialisation, mais une conséquence et un approfondissement de celle-ci, permettant une accentuation du contrôle capitaliste du procès de travail. Les machines permettaient ainsi une subordination « mécanique » des travailleur·se·s au capital et un remplacement de leur savoir-faire, qui allait de pair avec une maîtrise du procès de travail, par un savoir-faire industriel étranger aux travailleur·se·s » (p49).

Armel Campagne estime que le développement des fabriques est comme un équivalent industriel aux enclosures. La fabrique rend possible « une concentration du procès de production dans un même lieu fermé, disciplinaire, sous contrôle du capital ».

Contrairement à une autre idée très répandue, l’auteur soutient avec Andreas Malm que la cause du développement de la machine-vapeur n’est pas une pénurie énergétique suite à un accroissement de la population. Contre ce récit aux relents malthusiens l’historien assure que les machines hydrauliques pouvaient largement assurer le besoin énergétique des fabriques. Il évoque à ce sujet l’invention de Robert Thom : « Le système de l’inventeur Robert Thom, concrétisé une première fois en 1824, permettait d’une part une captation et une concentration optimales des flux hydrauliques – d’où une puissance en chevaux-vapeur particulièrement développée […] En dépit de coûts initiaux assez importants, ce système était ensuite extrêmement rentable, permettait une (relative) dissociation spatiale de la source énergétique et de son utilisation industrielle, et offrait une puissance, une régularité et un contrôle du flux comparable au système des machines-vapeur. Pourtant, en dépit d’un engouement initial, ce système fut complètement marginalisé au profit des machines-vapeur, en raison des nécessités de recourir à un acte législatif pour obtenir une autorisation de construire un tel système, entraînant donc une procédure longue, complexe et où des oppositions étaient à prévoir. Mais surtout, ce système devait être géré collectivement, de manière minutieuse et selon des règles juridiques extrêmement strictes » (p51).

Ici, on doit donc comprendre que l’énergie hydraulique a été abandonnée en raison de la phobie des contraintes collectives omniprésente chez les capitalistes : « …le caractère collectif du système hydraulique de Robert Thom entrait en contradiction avec une structuration concurrentielle du capitalisme ». A contrario, l’énergie fossile était utilisable de manière privative. Le capitalisme n’est donc pas une économie fossile par un hasard de l’histoire, mais il ne l’est pas non plus par nécessité. Il l’est parce que cela correspond mieux à sa structure.

L’industrie textile, dans les premiers temps majoritairement rurale car dépendante des cours d’eau, devint essentiellement urbaine. L’intérêt des centres urbains pour les capitalistes est évident : lorsqu’une grève éclatait dans une de ses fabriques, le capitaliste ne pouvait guère renvoyer tout le monde car, situées dans la campagne, la main d’œuvre y était rare. Tandis que dans les centres urbains s’est formée, suite aux enclosures, une « armée de réserve » conséquente et qui plus est sans aucune ressource.

 

 

Le fétichisme de la machine-vapeur

L’historien évoque au sujet de la machine-vapeur une forme de fétichisme dans les rangs des capitalistes. Elle avait entre autre le don de stimuler l’un de leurs plus grands fantasmes : celui d’un procès productif sans travailleurs. Une fabrique qui travaillerait sans jamais se plaindre, sans mouvements de grèves ! La machine n’avait-elle pas déjà détruit une bonne part des savoir-faire des artisans pour réduire leur tâche à un simple geste répétitif ? Elle devint ainsi idéologiquement une cristallisation des idéaux capitalistes à tel point qu’Andreas Malm parle d’une matérialisation d’un « projet de classe », projet bien évidemment considéré dans l’idéologie capitaliste de l’époque comme un miracle au service de l’humanité.

 

Mais la machine est nécessairement perçue différemment selon les classes sociales. Il n’y a qu’à évoquer les différentes révoltes ouvrières contre les machines (sabotages, luddisme...). À tel point qu’en 1827, une loi punissant de mort tout acte de sabotage des machines-vapeur fut promulguée par le Parlement, majoritairement composé d’industriels. On voit à quel point la machine n’est jamais neutre.

Même Marx, malgré ce que l’auteur appelle son « techno-prophétisme », avait conscience du caractère partial de la machinerie au sein du capitalisme :

 

« La machinerie n’agit pas seulement comme un concurrent de force supérieure, toujours prêt à rendre « superflu » le travailleur salarié. Le capital la proclame bien haut et la manipule tendanciellement comme une puissance ennemie du salarié. Elle devient l’arme de guerre la plus puissante pour écraser les soulèvements ouvriers périodiques, les grèves, etc. déclenchées contre l’autocratie du capital. […] On pourrait écrire toute une histoire des inventions, depuis 1830, qui n’ont vu le jour que comme armes de guerre du capital contre des émeutes ouvrières » (Marx, Capital , Livre I).

 

Un autre débat est celui de savoir si la machine s’impose de manière autonome (par sa supériorité technique ?) ou si elle est imposée par une classe sociale.

Daniel Cunha allègue ainsi que ce n’est pas l’Anthropos comme espèce naturelle qui aurait entraîné consciemment des bouleversements climatiques, mais au contraire une dynamique socio-historique, celle du capitalisme comme « sujet automate ». Selon cet auteur, le capitalisme constitue une « domination sans sujet », c’est-à-dire que le sujet n’en est pas l’Homme (pas même une classe dirigeante), mais le Capital. Daniel Cunha rejoint ici les théoriciens de la Wertkritik (Moishe Postone, Anselm Jappe, Robert Kurz) qui développent une conception du capitalisme en termes de domination impersonnelle des structures du capitalisme imposant une loi d’airain sur les différents agents (capitalistes, cadres, prolétaires). Cette position rejoint la tradition critique envers les Lumières qui « font selon lui de l’émergence du capitalisme fossile une décision subjective de la classe capitaliste, restant ainsi dans l’idée de Paul Crutzen d’un contrôle conscient » (p22).

L’intérêt de la présentation de Cunha du capitalisme comme système de domination impersonnelle est de nous préserver d’une conception du capitalisme et du Capitalocène qui serait réduite aux décisions arbitraires des capitalistes. Certes, il faut nuancer le « choix des capitalistes ». La classe capitaliste n’a pas décrété un jour qu’elle ferait entrer l’humanité dans une crise environnementale sans précédent. Toutefois, cette position présente l’inconvénient de consacrer une sorte d’autonomisation d’un sujet historique (le Capital), un peu comme Jacques Ellul avec la Technique. Mais croire que tout se passe de manière impersonnelle ne me semble guère plus concevable.

Cunha ne fait-il pas que remplacer un fétiche (Humanité) par un autre (Capital, pour le coup écrit avec une majuscule) ? Ne peut-on parler d’un choix semi-conscient et conditionné ? Il y a nécessairement une dialectique entre ce que l'on veut et ce que la situation nous propose comme possible. Il est en tout cas à mes yeux invraisemblable que la situation n'offre systématiquement qu'un seul choix, ce qui ferait effectivement une situation dans laquelle tout serait automatique – seule la date pouvant varier –, sans choix humain possible.

Armel Campagne semble être de ce même avis puisqu’il rappelle que Marx déjà proposait une conception beaucoup plus équilibrée de l’histoire où celle-ci n’est ni un produit des décisions arbitraires des dominants, ni une logique impersonnelle où il n’y a aucune marge de manœuvre humaine : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé » (Marx, Le dix-huit brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, 1852). 

On peut a fortiori souscrire au propos d’Armel Campagne : « il n’y a pas de téléologie historique du capitalisme, mais des trajectoires (certes contraintes) résultant des relatives marges de manœuvre des multiples acteurs du capitalisme (États, classes, entreprises) et des trajectoires passées de ces acteurs. » (p24). Si la machine-vapeur s’impose, ce n’est pas de manière automatique, ou autonome, mais bien plutôt parce que « la domination impersonnelle de la machine-vapeur est ainsi une matérialisation adéquate de la domination impersonnelle du capitalisme. » (p55).

L’adoption des machines-vapeur s’est donc faite au sein d’une société déjà capitaliste et industrielle, celle de l’Angleterre du tout début du XIXème siècle. Les chiffres avancés par l’historien sont éloquents : dans les années 1830-1840, la Grande-Bretagne émet annuellement près de 35 millions de tonnes de CO2, contre 5 millions aux États-Unis et en France. En 1850, ce même pays est responsable de plus de 60 % des émissions mondiales de CO2.

 

 

L’exportation du capitalisme fossile

Dans le reste du monde, le choix des machines-vapeurs, loin d’être effectué en raison de leur supériorité technique, l’a été largement au profit des capitalistes britanniques et de leur Empire colonial. C’est ce que démontre l’histoire du capitalisme fossile en Amérique, comme dans les anciennes les colonies britanniques.

 

Il est à cet égard remarquable, et généralement peu commenté, que Les États-Unis, pourtant « principal émetteur de CO2 de l’histoire », restent à l’énergie hydraulique jusqu'en 1865. L’essor de l’énergie fossile n’y intervient qu’au cours des années 1860-1870, alimenté par un boom pétrolier à partir de 1859. Il n’y a donc pas eu d’adoption massive de l’énergie fossile dès l’introduction des machines-vapeur aux États-Unis, infirmant une nouvelle fois l’hypothèse de leur supériorité technique. Les États-Unis ne connaissent d’ailleurs une urbanisation croissante qu’à compter de 1865.

En ce qui concerne le passage au charbon de l’Inde, Andreas Malm en a largement démontré la responsabilité de l'impérialisme britannique dans L’anthropocène contre l’histoire (2017) : « les bateaux à vapeur nécessitant du charbon, la Compagnie britannique des Indes orientales initia une dynamique d’extraction de charbon à une échelle industrielle, aboutissant à un quadruplement du volume de production de 1825 au milieu des années 1840. La révolte des Cipayes de 1857 entraîna, en réponse, une expansion du réseau de chemin de fer dans l’optique d’un renforcement de l’emprise territoriale du colonialisme britannique, nécessitant une nouvelle augmentation de l’extraction houillère. L’extraction de charbon en Inde, au final, avait été multipliée par 20 de 1825 à 1860 […] Le capitalisme fossile fut ainsi projeté d’Angleterre vers une grande partie du monde au travers du colonialisme… » (p59).

 

Quid du capitalisme fossile en Europe ?

On a vu que l’auteur rejetait l’idée d’une apparition simultanée du capitalisme en Europe (occidentale). Le cas français bénéficie d’une étude suivie qui montre que « l’émergence du capitalisme français procède largement […] d’une réaction contrainte par l’essor du capitalisme anglais… » (p61).

En effet, « suite à sa défaite contre l’Angleterre lors la guerre de Sept ans (1756-1763), entraînant la perte d’une grande partie de son empire colonial et de graves difficultés financières, la monarchie n’a plus d’autre choix que se réformer, et porte au pouvoir des proches des physiocrates, un groupe d’administrateurs royaux favorables à une importation en France des rapports de production agraires du capitalisme anglais… » (p62).

Dans l’hypothèse d’Armel Campagne, l’émergence du capitalisme français se ferait donc sous une double contrainte : la concurrence anglaise, et la volonté de rattrapage de l’État palliant les réticences de la bourgeoisie.

Le capitalisme français demeure donc une coquille vide, artificielle. Ce n’est que bien plus tard qu’il se met en ordre de marche : « le décollage du capitalisme français et du capitalisme fossile en France s’opère sous Napoléon III, idéologue saint-simonien, c’est-à-dire industrialiste, en faveur du libre-échange, et dictateur modernisateur. "Dorénavant, l’État français n’était plus simplement dépositaire formel d’une domination bourgeoise, mais également force réellement motrice du capitalisme français" (Moers, 1991) » (p64).

L’auteur ajoute : « Napoléon III a préparé un choc compétitif destiné à initier une compulsion de croissance de l’industrie française : il signe en 1860, contre l’avis d’une majorité d’industriels, un traité de libre-échange avec l’Angleterre, mettant ainsi en concurrence une industrie française encore réticente à une compulsion de modernisation permanente avec une industrie anglaise à son apogée ».

Ce récit s’oppose donc au discours marxiste : la révolution française ne résulte pas d'un conflit de classe entre une bourgeoisie conquérante et une noblesse recroquevillée sur ses privilèges. Elle est plutôt provoquée par une tentative de l’État de copier le modèle anglais, et d'autres part par « l’expansion du capitalisme anglais et ses conséquences militaro-commerciales ». De surcroît, le capitalisme lui-même (sa compulsion de croissance) est comme imposé par le pouvoir, contre l’avis même d’une partie de la bourgeoisie.

 

 

CONCLUSION

 

Capitalocène est un bon état des lieux des débats outre-atlantique sur cette notion. On peut cependant regretter cette réduction du débat au seul monde anglophone, comme à quelques auteurs principaux (Malm, Cunha et Moore). La bibliographie fournie est à cet égard étonnamment sobre. En outre, il aurait peut-être été intéressant de comparer avec la position de certains auteurs comme Pierre Madelin ou Philippe Descola sur ce sujet.

 

Ce livre permet en tout cas de se préserver des accents malthusiens perceptibles, souvent à peine voilés, de certains scientifiques souhaitant dénoncer la catastrophe qui vient. Ainsi cet Appel des 15000 scientifiques de novembre 2017 [lien externe] qui se focalisait sur ce seul point : « la croissance démographique rapide et continue est l’un des principaux facteurs des menaces environnementales et même sociétales ».

Ainsi écrit-il : « L’Inde fournit pourtant un bon indicateur de l’impact climatique extrêmement faible de l’amélioration des conditions de vie des « pauvres » (Malm 2017). Pour ce qui est de « l’explosion démographique », entre 1980 et 2005, comme l’a montré David Satterthwaite, là où il y a la plus forte augmentation démographique est tendanciellement là où il y a la plus faible augmentation des émissions, et vice versa (Malm 2016) » (p8). De même, dans sa préface, Christophe Bonneuil rappelle de manière pertinente que « en dépit de guerres destructrices, ce dernier [le capital] s’est accru d’un facteur 134 entre 1700 et 2008. Dans le même temps, la démographie humaine, pointée du doigt par une pensée dépolitisante comme facteur principal de la crise éco/géologique, ne s’est accrue "que" d’un facteur 10 » (p4). De quoi relativiser le poids de la démographie dans la crise qui nous préoccupe.

Autre rappel nécessaire, les responsabilités doivent être différenciées : ce n'est nullement une espèce entière qui est responsable du dérèglement climatique. « Tandis qu’au début du XXIème siècle 7 % des plus riches produisaient 50 % des émissions de CO2 (contre 7 % d’émissions pour ce qui est des 45 % de plus pauvres) » (p11). De surcroît, ce sont évidemment les plus pauvres qui prendront de plein fouet les conséquences dramatiques de ces dérèglements. Si les classes dominantes continuent leur business as usual, c'est peut-être qu'ils préparent déjà leur arche comme je le signalais dans mon article Climat, le désir de sécession des riches.

 

Plus étonnant par contre est le fait que l'auteur, malgré son rejet du discours de l'Anthropocène pointant du doigt la machine-vapeur de James Watt comme date initiale des perturbations climatiques, y revient au final, en précisant toutefois que ce n’est pas simplement en tant qu’invention technique, mais bien plutôt parce que cette machine correspondait structurellement à la logique de concurrence capitaliste. Mais cela revient à reconnaître que le capitalisme fossile prend son essor dès lors que la machine-vapeur s'introduit durablement dans les fabriques.

À propos de cette notion de capitalisme fossile, je reste pour ma part quelque peu circonspect. L'auteur parle de capitalisme fossile parce que utilisant principalement le charbon.

Mais peut-on penser que si on était resté à l'énergie hydraulique (ou une autre non fossile), il n'y aurait eu aucun ravage environnemental ? Qui nous dit que, étant donné la compulsion de croissance, qui semble un trait caractéristique du capitalisme, celui-ci ne nous aurait pas également conduit à un impact environnemental, même en restant à l’énergie hydraulique ?

Est-il judicieux de faire reposer le Capitalocène uniquement sur le capitalisme fossile?

Le Capitalisme ne peut-il être déjà en lui-même une sorte de méga prédateur (vampirique) environnemental ?

Peu importe l'énergie d'ailleurs... Il n'y a qu'à voir aujourd'hui, une transition vers une énergie tout électrique (solaire, éolien, nucléaire) avec la voiture électrique en principal outil, ne serait-elle pas tout aussi ravageuse en matière d'environnement ?

Peut-être aurait-il plus fallu approfondir sur cette mystérieuse notion de compulsion de croissance ?

N'est-ce pas plutôt cet élément fondamental du capitalisme qui nous mène droit dans le mur ? Armel Campagne citait Robert Kurz : « le développement des forces productives est aussi un développement des forces destructrices ».

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